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Les géants du Nord, stars de la Belle Époque

le par - modifié le 16/05/2022
le par - modifié le 16/05/2022

Au tout début du XXe siècle, nombre d’articles de presse évoquent la tradition des célèbres processions de géants dans le nord de la France, pour mieux célébrer le roman national hexagonal.

C’est au Moyen Âge qu’apparaissent dans des villes situées notamment dans le nord de la France et en Belgique actuelles des effigies de géants portées dans le rues durant des processions. Au début associées à des thèmes bibliques ou à des saints fondateurs combattant des monstres ou des sarrasins, ces créations deviennent vite des symboles des cités défendant leurs particularismes.

Ainsi, à Douai, le géant « Gayant » est apparu en 1530 durant la procession organisée pour célébrer l’échec des troupes françaises à prendre la ville en 1479 (qui était alors une possession bourguignonne). Celle-ci a toujours lieu après le siège de la cité et son rattachement au royaume par Louis XIV en 1667, malgré diverses tentatives d’interdiction (notamment de la part de l’évêque d’Arras).

C’est pourtant une toute autre interprétation qui est donnée de cette fête et de Gayant dans Le Petit Journal du 10 juillet 1910. Dans un article signé par son rédacteur en chef Ernest Laut, on peut lire un long développement sur Gayant, mais pas un mot sur l’événement qui a présidé à sa création. Le journaliste va même jusqu’à proposer une vision complément fausse des origines du géant :

« Les Douaisiens ne sont pas absolument d’accord sur l’origine de leur géant. 

La légende en fait un terrible pourfendeur de sarrasins et peut-être est-il la personnification de quelque vaillant chevalier qui aurait sauvé la ville d’une invasion normande. » 

En effet, depuis le début du XIXe siècle, l’histoire est souvent vue comme un « roman national » ne servant qu’à magnifier l’unité de l’Hexagone. Dans ce cadre, impossible, surtout pour un quotidien conservateur, d’écrire qu’une tradition d’une ville de France célèbre sa résistance aux armées françaises. Au contraire, on préfère inventer une légende faisant du géant l’allégorie de la lutte face aux invasions normandes, qui renvoient alors très facilement à la menace militaire allemande.

Ernest Laut ne s’arrête pas là et coule Gayant et ses souvenirs dans des moments associés à la gloire des armes hexagonales, notamment au siège de Tournai en 1745 lié à la victoire de Fontenoy :

« On conte qu’en 1745 une compagnie d’artillerie, en majeure partie composée de Douaisiens, et dont M. de Bréande était capitaine, assistait au siège de Tournai.

Cette ville venait d’être prise, lorsque, le lendemain M. de Bréande est averti par un sous-officier que tous les militaires de sa compagnie ont déserté. Le capitaine est d’abord ému d’une pareille nouvelle. Mais bientôt il éclate de rire : il vient de se rappeler, lui qui connaît Douai, que c’est le jour de la fête du Gayant : 

‘Sois tranquille, dit-il à son sous-officier, les enfants de Gayant sont fidèles à leur devoir ; et nos gens reviendront.’ »

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En fait, le rédacteur en chef du Petit Journal ne fait que recopier son propre article qu’il avait publié trois ans plus tôt en première page de son quotidien. C’est que le thème des géants du nord semble être devenu en ce début de XXe siècle un véritable marronnier dans la presse. On retrouve ainsi la même anecdote sur les soldats douaisiens de 1745, avec variante toutefois la dramatisant encore plus, dans les colonnes des Annales politiques et littéraires du 11 juillet 1909 où le journaliste René Thorel écrit :

« On raconte que, pendant la guerre de la succession d’Autriche, une compagnie entière de Douaisiens, qui s’était toujours montrée très brave et très disciplinée, déserta la veille même d’une grande bataille. 

Le maréchal de Saxe, qui commandait les troupes, adressa de sévères reproches au colonel du régiment. 'Rassurez-vous, monseigneur, lui répondit l’officier, mes hommes sont allés voir danser leur grand-père. Ils reviendront bientôt.’ 

Ils revinrent, en effet, et se firent une belle part dans la bataille. »

Cette anecdote, dont on retrouve trace au moins depuis le début du XIXe siècle, permet de changer le sens des fêtes de Gayant. Car il s’agit ici de montrer la réussite de l’intégration des composantes diverses de la nation dans le « creuset français » en expliquant que, malgré leurs origines provinciales, les soldats sont attachés à leur patrie hexagonale et repartent sans sourciller au combat après avoir célébré leur tradition. Une tradition non pas seulement locale et médiévale, mais carrément « gauloise » affirme de son côté L’Écho de Paris le 8 juillet 1923.

C’est que, comme la démontrée l’historienne Anne-Marie Thiesse, la défaite française de 1870 a provoqué un changement dans le discours patriotique. Il n’est plus plus seulement de célébrer une république une et indivisible, mais de magnifier une France exceptionnelle parce que diverse, universelle parce que réussissant à regrouper en son sein des populations d’origines variées, et où la mise en valeur du passé local, de la « petite patrie » et du terroir doit forcément amener à l’amour de la Grande, notamment auprès des écoliers.

Voilà pourquoi l’histoire de Gayant est de nouveau racontée en 1939 dans le journal pour la jeunesse L’Épatant où l’on retrouve, racontée de manière encore plus romancée l’anecdote sur 1745, tout en transformant le récit de l’origine de cette fête en expliquant que les géants de Douai ont été créé pour… célébrer l’entrée de Louis XIV dans la ville en 1667.

Mais revenons en 1910. Car il faut sans doute aussi voir dans l’article d’Ernest Laut qui, un an plus tard, s’extasiera devant le « millénaire normand », l’exaltation presque maurrassienne d’un pays « réel » face aux grandes cités cosmopolites modernes du « pays légal », plus ancrées dans le républicanisme – voire le socialisme –, qui aurait su conserver ses traditions pluriséculaires et qui, surtout, ne se mêlerait pas de politique.

Car, dans une région ouvrière et minière (la fosse « Gayant » est ouverte 1852 à Waziers, juste à côté de Douai) qui connaît une très forte activité syndicale, le rédacteur en chef du Petit Journal préfère voir les masses nordistes à la fête des géants que dans les cortèges revendicatifs, comme il le dit lui-même très clairement en conclusion de son article :

« Pendant qu’il fête et qu’il acclame [Gayant], le peuple ne fait pas de politique.... C’est toujours ça de gagner. »

Baignant dans un milieu intellectuel parisien, le rédacteur en chef du Petit Journal a aussi une vision arrêtée et pittoresque de la province. Celle-ci ne peut être industrielle ou moderne, image trop associée à la capitale. Elle doit au contraire être restée dans un environnement médiéval évoquant à la fois la fête et l’enfance.

« Maintenant, vous me direz peut-être que tous ces représentants de la puissante famille des géants de Flandre et de Hainaut, famille chère à tous les amis du folklore, et dont les promenades triomphales nous gardent le pittoresque souvenir de ces processions religieuses et mi-burlesques du Moyen Âge, ne peuvent plus être en notre siècle de science et de scepticisme que matière à exhibitions enfantines et carnavalesques. […] 

Pourtant tous ces géants de carton et d’osier sont respectables, car ils sont les derniers survivants des grandes légendes féodales, les héros obscurs des traditions de toutes ces vieilles villes dont l’histoire se perd en la nuit des temps.

Et puis, ils amusent le peuple, ils le charment comme le pourrait faire quelque naïf roman de chevalerie. »

Ce lien avec un Moyen Âge idéalisé n’est pas fortuit. On la retrouve ailleurs, en Bretagne par exemple, où en 1906, Le Petit Journal s’extasiait déjà devant des cérémonies druidiques associées au mythe arthurien. Il s’agit en effet, à une époque où le tourisme commence à se développer, de promouvoir auprès d’un public urbain la province comme lieu de dépaysement opposant son caractère pré-industriel à la modernité de Paris.

En rattachant le folklore local au roman national, ce tourisme a aussi pour vocation de rapprocher les Français entre eux autour d’une pratique commune. À l’instar du très populaire Tour de la France par deux enfants publié en 1877, les voyages aux quatre coins de l’Hexagone – et leurs récits dont se fait l’écho la presse à grand tirage à une époque où les vacances reste l’exception plutôt que la règle – sont aussi un moyen de découvrir des monuments, des traditions, voire des pratiques gastronomiques, rattachés à l’histoire de France et célébrant la diversité vue comme sans égal du pays.

On retrouve ce discours, avec une nuance toutefois, quarante ans plus tard dans la presse populaire liée au parti communiste. En 1950, Le Soir, journal proche du PCF, produit une série de reportages dans le Nord et le Pas-de-Calais à l’occasion du cinquantième anniversaire de Maurice Thorez, secrétaire général du parti né dans la région. L’un d’entre eux, publié le 28 avril 1950, est naturellement consacré aux géants de Douai et à leur l’histoire :

« Le seul fait historiquement établi, m’a déclaré un érudit local, le voici : l’apparition d’un mannequin ayant les proportions d’un ‘gayant’ ou géant est signalée dans les annales de la ville, pour la première fois, le dimanche 18 juin 1532, au cours de la fête des corporations.

‘Vous savez qu’avant de s’intituler les enfants de Gayant, les habitants de Douai portaient le surnom de ‘ventres d’osier’. En raison des oseraies importantes oui existaient dans les nombreux marais voisins de la ville, la corporation des ‘mannelier’ ou vanniers était très puissante à Douai. Pour la fête, elle eut l’idée, cette année-là, de prendre comme emblème ce géant d’osier auquel la population enthousiasmée devait assurer une très longue existence pour l’avenir et attribuer une non moins longue série de hauts faits dans le passé…' »

Comme dans Le Petit Journal, impossible d’expliquer que Gayant a été créé pour célébrer une victoire contre le royaume de France, surtout une époque où l’Hexagone sort d’une lutte contre l’occupant nazi, lutte à laquelle le PCF, notamment dans le bassin minier, a participé activement. Mais toutefois, il est moins question de faire du géant l’emblème d’une nation en arme que du peuple industrieux en le reliant aux corporations médiévales, vues à l’époque comme les ancêtres des syndicats. 

En ce sens, Gayant symboliserait une vieille tradition ouvrière dont le PCF serait le seul héritier. L’article commence en effet par expliquer que, tout jeune, Maurice Thorez participait aux fêtes de Gayant dans « les rangs de l’harmonie municipale de Noyelles-Godault », sa ville de naissance située à moins de dix kilomètres de Douai. Comme si la petite histoire d’un enfant du bassin minier devenu chef du « premier parti de France  » rejoignait la grande, celle du peuple, dans l’ombre d’un géant.

Pour en savoir plus :

Collectif, Géants et dragons : mythes et traditions à Bruxelles, en Wallonie, dans le Nord de la France et en Europe, Paris, Casterman, 1996

Marie-France Gueusquin, Monique Mestayer, Gayant : fêtes et géants de Douai, Béthune, Musée régional d’ethnologie, 1994

Anne-Marie Thiesse, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la maison des sciences de l’homme, 1997

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.