« C'est pas samedi. Là-bas, dans ce quartier d'purées, ils n'ont de fric qu'un jour la semaine. Aussi on n'leur met pas le couvert n'importe quand. »
Nous nous serrâmes la main. Un courant d'air glacé, qui venait de la Seine, nous contraignit à relever nos cols de pardessus. Je dis à Bob :
– A ton idée, cette histoire de passe anglaise, c'est exact ?
– Naturellement, répondit Bob. Tout c'qu'il y a de plus exact... d’officiel. Roche en était, avec Parent : il avait même amené des pigeons pour les tondre. Pensez : Parent, François Parent est un vieux renard, il scie lui-même ses dés... il achète directement l'ivoire.
– Et il les vend ?
– Oh ! il vend tout c'que vous voudrez, car, en plus de scier des dés, c'est un indic.
En prononçant ce mot. Bob avait instinctivement baissé la voix et nous cheminâmes quelque temps, l'un près de l'autre, sans parler. Tout à coup, Bob proposa :
– Ça vous intéresserait d'voir le bistro où l'affaire a commencé ? C'est aux Gobelins. Si ça vous dit, on pourrait y aller.
– Maintenant ?
– Pas maintenant, répliqua Bob. C'est pas samedi. Là-bas, dans ce quartier d'purées, ils n'ont de fric qu'un jour la semaine. Aussi on n'leur met pas le couvert n'importe quand.
– Quoi ? Quel couvert ?
– Mais la couverture, m'sieur Francis, ou si vous préférez le terme exact : la berlue. Mettre le couvert, ça veut dire préparer l'tapis sur lequel on apporte les plats.
– Oui, les dés.
– Y en a de trois sortes : les bourrés, les plats et les doubles. Les premiers ont du plomb dedans ; les plats ont une face plus large que les autres. Quant aux doubles, je vous expliquerai. On s'en sert qu'avec des hommes saouls.
Bob, les mains plongées dans les poches de son pardessus, me regardait d'un air glorieux. Son chapeau mou rabattu sur les yeux, sa grosse figure joviale et colorée, son foulard, son manteau marron et je ne sais quelle familiarité courtoise et bon enfant lui assuraient partout la sympathie. Nous nous connaissions de longue date. Nous avions fréquenté jadis les musettes de Montreuil, « fait » les courses de Vincennes, hanté le « Petit Pot » à Nogent, le Petit Trésor rue de Picpus et assisté deux ou trois fois ensemble, à Grenelle, dans des arrière-salles de bistro, à des combinaisons dont il vaut mieux ne point parler. Bob était, cette nuit, très excité par la condamnation de Roche et d'André-le-Belge et je me promis d'en profiter pour qu'il me conduisît, à défaut des Gobelins, dans un autre quartier où je pourrais m'essayer, avec lui, à une partie de dés.
– Où voulez-vous qu'on aille ? fit-il.
– Choisis toi-même.
– Eh bien ! puisqu'on est par ici, amenez-vous. J'connais un coin sur les quais ; on va tenter de forcer la consigne et vous vous amuserez. C'est entre mariniers qu'on s'explique. Vous verrez voir : ça vaut l'dérangement.
Nous passâmes un pont et n'eûmes point à parcourir huit cents mètres. Bob, me touchant le coude, m'indiqua, formant l'angle d'une rue et du quai, un marchand de vins qui « tenait hôtel » et paraissait fermé. Une fort belle grille, agrémentée d'une décoration dix-huitième de pampres et de raisins, protégeait les carreaux.
– Eh ! mordez ! jeta Bob.
Je vis alors, sur le comptoir de la salle éteinte, une discrète flamme de gaz brûler sous le percolateur et je compris à ce signe que nous étions en bonne voie. Mais la triste perspective des quais, le voisinage de l’eau noire où la clarté des réverbères se reflétaient et laissaient deviner des barques, des péniches endormies et des bateaux-lavoirs, donnaient à cet endroit un caractère sinistre qui me troubla. Un type à cache-nez de couleur descendit de l'hôtel. Nous attendîmes qu'il se fût éloigné puis, Bob me précédant, nous entrâmes tranquillement dans le bistro où la serveuse vint nous demander ce que nous voulions.
– Deux fines, dit Bob. Et avertis le singe.
La salle où la bonne nous servit avant de se retirer me parut quelconque, avec un vieux comptoir d'étain, trois rangées de fioles contre une glace, des guéridons de marbre à pieds de fonte, une banquette et des chaises. Le marbre des guéridons portait aux angles des cassures où il apparaissait plus blanc, d’un grain serré, friable. Une couche de sciure de bois matelassait le parquet. Enfin, la pendule-réclame Guérin-Boutron, fixée près d’une cabine de téléphone, marquait une fois pour toutes la demie de minuit, en cas de contestation.
Du zinc, où nous nous tenions accoudés, on découvrait à droite la perspective d’un pont et d'une partie des quais aux boutiques closes, et, à gauche, la morne enfilade de la rue. Mais il n'y avait personne, ni dans la rue, ni sur le pont, et la maison semblait plongée dans un profond sommeil, sans rêves, comme poisseux.
– N'ayez crainte, me confia Bob. On dort trop bien pour qu'ça soye pas du cri.
– Comment ça ?
– Oui. Du boniment, précisa-t-il en s’allumant une cigarette à la flamme du percolateur.
Au même instant surgit le patron. Il était en bras de chemise, les pieds nus dans des chaussons, sans faux col, dépeigné.
– Alors ça s'ra trois fines, annonça Bob d'un air aimable.
– Non, merci.
Bob regarda le tenancier, sourit, hocha la tête et dit :
– T'as raison d'avoir du feu à la disposition des clients. L'tabac est fermé.
– Ici aussi, c'est fermé, grogna son interlocuteur. J'étais en train d'en écraser quand la bonne m'a prévenu. Qu'est-ce que vous désirez ?
– On vient de la part à Bernard, le gros Bernard. Entrèves-tu ?
– Quel gros Bernard ?
– Le Nantais.
– Je connais pas d'Bernard-l’Nantais, lui répondit l'homme d'un air maussade. A pareille heure, je connais que mon lit.
– Allons, fais pas la gourde !
– Et de quoi qu'il s'agit ?
Le tenancier nous manifestait si peu de prévenance que je m'attendais à voir Bob se fâcher. Il n'en fit rien. Après un court instant, il prit son verre, le porta lentement à ses lèvres puis, clignant l'œil, s'informa :
– On peut monter ?