6 avril 1944 : l’immonde rafle des enfants d’Izieu
Si les maisons d’enfants juifs ont été nombreuses à être raflées par les Allemands en 1944, la « Maison d’Izieu » occupe une place à part dans la mémoire collective – la responsabilité de Klaus Barbie y est pour beaucoup. Cette mémoire commence dès l’immédiat après-guerre, en 1946.
Le dimanche 7 avril 1946, deux ans presque jour pour jour après la rafle d’Izieu, ce sont plus de 3 000 personnes qui sont venues assister au dévoilement de la plaque apposée sur le mur de la grande bâtisse blanche du Bugey, dans le département de l’Ain, au sud-est de Lyon. C’est ici que Sabine et Miron Zlatin avaient, en avril 1943, installé « la colonie des enfants réfugiés de l’Hérault ».
Izieu se trouve alors en zone italienne et l’occupant fasciste montre peu d’empressement à suivre la politique antisémite nazie ; les enfants juifs – dont les parents ont été, pour beaucoup, internés dans les camps du sud de la France ou déportés –, y seront, semble-t-il, plus en sécurité. Le cadre est magnifique, comme le rappelle L’Eclaireur de l’Ain, le 26 janvier 1946, et rend d’autant plus poignant le drame qui se déroulerait un an à peine après leur arrivée :
« Izieu est une petite commune de quelques centaines d’habitants qui, sur une colline dominant le Rhône au-dessus de Brégnier-Cordon, à une vingtaine de kilomètres de Belley, étage, dans un décor d’opérette, des fermes parfaitement photogéniques pour le cinéaste amateur de documentaire genre “retour à la terre”.
En 1943, une femme au grand cœur, Mme Zlatin, qui était assistante sociale à Montpellier, vint installer à Izieu une quarantaine d’enfants dont elle avait la charge dans l’Hérault. Une grande bâtisse fut louée à l’entrée du village. […]
Le 6 avril 1944 (c’était un Jeudi Saint) les boches arrivèrent en camionnettes. En un clin d’œil la maison de la colonie fut cernée. Avec une brutalité inouïe, le directeur de la colonie, M. Zlatin, fut arrêté ainsi que son personnel, composé de 6 personnes.
Avec non moins de ménagement, les enfants, au nombre de 43, furent jetés dans les véhicules à grands coups de crosse. »
Si L’Eclaireur de l’Ain, dès janvier 1946, évoque la rafle, c’est pour informer du lancement d’une souscription destinée à « réunir les fonds nécessaires en vue de l’érection d’un monument destiné à perpétuer le martyre des 49 déportés d’Izieu », à l’initiative de Sabine Zlatin. Car la directrice de la colonie, partie à Montpellier pour préparer la dispersion des enfants dans un contexte de tensions croissantes, a échappé à la rafle du 6 avril. Revenue deux semaines après, elle découvre la maison saccagée.
Elle n’aura alors de cesse de se battre pour la mémoire et la justice. Dès juillet 1945, elle écrit au préfet Blanchard pour lui demander l’autorisation d’apposer une plaque « en témoignage de la barbarie allemande », puis multiplie ensuite les conférences sur les déportations, dans la région et ailleurs en France.
La souscription réussit à rassembler 250 000 francs (soit 20 000 euros), issus des dons de municipalités, d’entreprises et d’associations, mais aussi de 771 particuliers. L’ensemble permet de financer la plaque de la maison et un monument dans le village voisin de Brégnier-Cordon.
Le 7 avril 1946, leur inauguration réunit des députés et sénateurs de tous bords, des représentants des cultes catholiques et protestants, et le Grand Rabbin de Lyon. Le ministre de la Population et de la Santé publique s’est également fait représenter et Laurent Casanova, ministre des Anciens combattants et Victimes de guerre a fait lui-même le déplacement, « au nom du gouvernement de la République », ne manque pas de souligner L’Eclaireur de l’Ain dans son édition du 13 avril 1946. L’hebdomadaire communiste régional y retrace tout le déroulé de la cérémonie :
« Des milliers de personnes sont là, hommes, femmes, enfants rassemblés, membres des familles des victimes, et aussi les rescapés : Mme Zlatin, directrice de la colonie, absente le jour du drame, Mlle Léa Feldmann, miraculeusement échappée de la chambre à gaz, Claude Spitz et Léon Reifmann qui purent fuir à temps.
Deux sections de tirailleurs, venues de Bourg rendent les honneurs. La fanfare de Belley accueille le cortège ministériel et joue les sonneries.
Dans un silence émouvant, la plaque est découverte par Claude Spitz, l’un des rescapés. »
De cette cérémonie, le journal national Ce soir, qui a dépêché à Izieu un envoyé spécial, retient surtout le chant des écoliers entonnant « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine ! », comme les enfants d’Izieu l’avaient fait, par bravade, depuis le camion où les Allemands les avaient fait monter le 6 avril 1944. Il reprend également le discours du ministre, qui appelle à la justice et au châtiment des coupables :
« Nous vivons en des temps où des voix prétendument charitables s’élèvent pour nous dire la peine du bourreau gémissant aujourd’hui dans ses fers, la peine des valets que l’angoisse étreint dans les prisons. […]
Il n’est pas pour des hommes d’Etat français de devoir plus impérieux que celui de garantir à nos enfants la vie paisible et heureuse. »
Et le ministre d’évoquer les réparations exigées de l’Allemagne et une démilitarisation qui, seule, permettra d’assurer la sécurité de la France.
Mais cette exigence de justice renvoie aussi au châtiment des coupables de la rafle. Depuis le drame, on soupçonne une dénonciation, et L’Eclaireur de l’Ain l’affirme haut et fort dès janvier 1946 : « Une dénonciation parvint à la Gestapo. De quel misérable à l’âme noire ? » Les soupçons se portent rapidement sur Lucien Bourdon, paysan, réfugié lorrain, qui était présent le jour de la rafle au côté des Allemands. Quelques jours à peine après la commémoration, le 12 avril 1946, il est arrêté. Le journal Combat n’avait pas évoqué la cérémonie du 7 avril, mais relaie, dans un entrefilet, l’annonce de l’arrestation de Lucien Bourdon sous le titre « Un dénonciateur d’enfants est arrêté » :
« On vient d’apprendre l’arrestation à Montigny-les-Metz, en Lorraine, où il vivait depuis la Libération, de Lucien Bourdon, dénonciateur de la colonie d’enfants d’Izieu.
Lucien Bourdon accompagnait les membres de la Gestapo et les S. S. […] le 6 avril 1944. »
Accusé de trahison et d’intelligence avec l’ennemi, Lucien Bourdon est jugé à Lyon en juin 1947 et condamné à la dégradation nationale pour faits de collaboration, mais non pour une dénonciation que rien n’est venu prouver. De fait, la colonie d’Izieu avait une existence tout à fait légale, enregistrée par les services de la préfecture et la Gestapo n’avait sans doute nullement eu besoin d’un délateur pour connaître son existence.
Quant au commanditaire de la rafle, qui n’est autre que Klaus Barbie, chef de la section IV de la Gestapo à Lyon, il est incriminé lui aussi dès 1946, par un télex retrouvé dans les cartons de l’ambassade d’Allemagne à Paris, dans lequel il rend compte à sa hiérarchie à Paris au soir même de l’opération. Produit dès février 1946 dans le cadre du procès de Nuremberg par le procureur Edgar Faure, il est retenu comme preuve constitutive du crime contre l’humanité.
Il faudra néanmoins attendre 1987 pour que le « boucher de Lyon » soit jugé et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité après son extradition de Bolivie. Le procès réveillera toute une mémoire de la rafle et conduira à la création de l’association du Musée mémorial d’Izieu. La maison sera ainsi rachetée en 1990 et le musée-mémorial inauguré quatre ans plus tard, en 1994.
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Pour en savoir plus :
Dominique Missika, L'Institutrice d'Izieu, Le Seuil, 2015
Pierre Giolitto, « Vivre à l’école au temps du Maréchal », in : Histoire de la jeunesse sous Vichy, Perrin, 1991
Le site du Musée-mémorial d’Izieu
"On jouait, on s'amusait, on chantait" - Paroles et images des enfants d'Izieu, 1943-1944, BnF-éditions/Maison d'Izieu, 2022
"L’année 1943 à la colonie, dans les collections de la Maison d’Izieu", exposition du 6 avril au 6 octobre 2023 à la Maison d'Izieu
"Tu te souviendras de moi" - Paroles et dessins des enfants de la Maison d'Izieu, 1943-1944, exposition au Musée d'art et d'histoire du judaïsme du 26 janvier au 23 juillet 2023, avec le concours de la Maison d'Izieu et de la Bibliothèque nationale de France