« La Passion de Jeanne d’Arc », l’ultime chef-d’oeuvre du cinéma muet
Sorti en 1928, le film La Passion de Jeanne d’Arc naît de la rencontre entre un grand réalisateur, le Danois Carl Theodor Dreyer, et l’actrice Renée Falconetti, inoubliable dans le rôle de l’héroïne du Moyen Âge. Lorsque le film paraît sur les écrans, la presse le célèbre à l’unanimité.
Le 20 mars 1927, Le Carnet de la Semaine publie une petite annonce indiquant qu’un film tiré d’un roman de Joseph Delteil et intitulé La Passion de Jeanne d’Arc va être tourné prochainement. Le réalisateur, Carl Dreyer, est à la recherche de l’actrice principale.
« Les jeunes filles désireuses de faire du cinéma n’ont donc qu’à envoyer une "bonne photographie" aux productions Natan, 6, rue Francœur, avec leur nom et leur adresse, avant le 27 courant [...].
Les candidates devront être : 1° Françaises et de parents Français ; 2° de taille moyenne ; 3° être jeunes, puisque lors de sa magnifique épopée Jeanne d’Arc n’avait que dix-huit ans ; 4° savoir parfaitement monter à cheval.
Pour les cheveux longs, le coiffeur sera là. »
Les lecteurs et les lectrices du Carnet de la Semaine l’ignorent, mais La Passion de Jeanne d’Arc sera l’un des sommets du cinéma muet (alors sur le point de céder la place au cinéma parlant). Un film aussi novateur que bouleversant qui deviendra un classique et se verra porté aux nues par des cinéastes comme Ingmar Bergman, Andreï Tarkovski ou encore Michael Mann.
En 1927, le réalisateur danois Carl Theodor Dreyer (1889-1968) est auréolé de prestige suite au succès de son précédent long-métrage, Le Maître du logis, sorti deux ans plus tôt. La Société Générale des Films lui a proposé de tourner un film en France sur une figure féminine historique : Catherine de Médicis, Marie-Antoinette ou Jeanne d’Arc. Le choix de Dreyer se porte sur cette dernière, qui l’intéresse depuis sa canonisation (très polémique) en 1920.
Interviewé en mai 1927 alors qu’il est en pleine préparation du tournage, Dreyer explique à La Lanterne la teneur du projet, qui doit se concentrer sur le procès et la mise à mort par le clergé de Jeanne d’Arc, en 1431.
« Ce que je recherche, ce ne sont pas les batailles, les armures, les scènes à grande figuration, mais plutôt — si je puis ainsi m'exprimer — une reconstitution psychologique.
J'aimerais ressusciter les états d'âmes divers de tous ces gens : Jeanne, Cauchon, les inquisiteurs, en ces circonstances. Je voudrais que la camera pénétrât dans leurs cerveaux et dans leurs cœurs. Ce sont de ces choses qui ne se réalisent pas par un grand déploiement de mise en scène, mais — plus simplement — par un geste imperceptible, le tressaillement d'un muscle, le jeu ralenti d'une paupière, le déplacement insensible d'une main. »
Dreyer ne trouvera finalement pas son interprète principale par les petites annonces, mais au théâtre. Son choix se porte sur Renée Falconetti (Jeanne de son deuxième prénom), une actrice de 34 ans habituée des scènes de boulevard parisiennes, qu’il découvre dans la pièce La Garçonne. Après quelques essais, Falconetti est engagée : elle rejoint un casting où figurent Eugène Silvain dans le rôle de l’évêque Pierre Cauchon et, dans des rôles secondaires, Antonin Artaud et Michel Simon. Le tournage peut commencer.
La Passion de Jeanne d’Arc est montré pour la première fois au mois d'avril 1928 à Copenhague. Puis, en juin de la même année, quelques critiques français ont l’occasion de le visionner : les premiers retours dans la presse sont dithyrambiques.
Pour Le Quotidien, le film de Dreyer est une « production extraordinaire » qui « atteint à une puissance d'émotion incomparable, par des moyens d’une sobriété ignorée jusqu’ici à l’écran ». La Critique cinématographique s’exclame : « Quelle puissance et quelle vérité Dreyer n’a-t-il su faire passer dans ses images ! Nous en avons été émus avec une intensité douloureuse. » Quant à Robert Spa du Figaro, il écrit :
« Si j'en juge par l'émotion qui se lisait sur tous les visages à cette représentation matinale, le succès de ce film sera universel. Pour ma part, il représente une des plus belles émotions artistiques de ma carrière, et je prie Carl Dreyer de trouver ici l'assurance de toute mon admiration. »
D’une stylisation extrême, La Passion de Jeanne d’Arc se distingue par son approche totalement renouvelée du medium. Jamais un cinéaste ne s'était autant approché des émotions brutes de ses personnages, qu'il s'agisse de Jeanne ou de ses bourreaux. L’hyper-expressivité de Falconetti se voit magnifiée par le travail de Dreyer, qui la filme en gros plan et en contre-plongée, faisant de son visage nu et souffrant le sujet même de l’œuvre.
Œuvre dont la puissance culmine lors de la scène finale du bûcher, d’une intensité inédite : l’intention de Dreyer, explicite dès le titre du film, étant d’identifier le supplice de Jeanne à la Passion du Christ.
Lorsque le film sort au Cinéma Marivaux le 25 octobre 1928, c’est toute la presse qui est conquise. Paris-Soir écrit :
« La légende nous avait habitués à concevoir une Jeanne d'Arc d'enluminure, c'est-à-dire, bien nette, cuirassée d'argent, tenant haut son oriflamme.
Le film lui restitue une physionomie plus humaine, plus vraie, plus douloureuse aussi [...]. »
L’Intransigeant renchérit :
« Ce film est profondément émouvant. Il n’y a pas eu, je crois, jusqu’à présent, de film possédant cette noblesse de style et cette grandeur humaine [...]. »
Même chose dans les colonnes de la Jeune République (« un chef-d’œuvre »), de L’Écho de Paris (« une date dans l’histoire du cinéma »), de L’Écho d’Alger (« un des plus puissants drames humains qui aient été réalisés à l’écran ») ou du Gaulois qui écrit :
« Dreyer ne chercha à aucun moment à nous éblouir par sa virtuosité, qui est pourtant très réelle ; la technique, pour lui, n'est qu'un moyen de mettre à nu les âmes de ses personnages et de fouiller leurs pensées les plus secrètes [...].
L'éminent réalisateur a été servi par des interprètes de grande classe qui ont su exprimer par un jeu d'une criante vérité les moindres intentions des personnages qui leur avaient été confiés.
Falconetti personnifie Jeanne d'Arc. Il est impossible d'être plus vraie, plus humaine, plus douloureuse que le fut la remarquable artiste dans ce rôle écrasant. »
Une unanimité qui fait oublier les quelques voix qui s’étaient élevées avant la sortie pour décrier le projet : aux yeux de certains, un Danois n’avait pas de légitimité pour traiter d’un sujet aussi « français » que Jeanne d’Arc... Depuis la fin du XIXe siècle, en effet, la mémoire de l’héroïne de la Guerre de Cent ans est un sujet sensible. Objet d’une lutte de réappropriation intense, la figure de Jeanne d'Arc s'est vue, selon les époques, mobilisée par les féministes, les catholiques et même le Parti communiste.
En novembre 1928, c’est d’ailleurs du camp communiste, par la voix du journal L’Humanité, que vient la dénonciation des coupes subies par le film de Dreyer. Comme le révèle en effet Léon Moussinac dans le quotidien fondé par Jean Jaurès, la commission de censure a fait modifier certains passages de La Passion de Jeanne d’Arc avant sa sortie. Et ce à la demande de l’archevêque de Paris, qui jugeait que l’Église catholique était montrée de manière trop négative dans le film.
« J'ai dit, après la présentation à la presse de La Passion de Jeanne d'Arc, par Carl Dreyer, le caractère de sincérité et la force de cette œuvre exceptionnelle. Or, par la vertu de l’Église et du Commerce réunis, ce film a perdu tout ce qui faisait sa valeur et le désignait à l'attention du public hors de toute publicité.
On l'a si bien manié, remanié, tripatouillé, coupé, complété, qu'il ne reste presque plus rien de cette âpre beauté qui éclatait dans certaines parties de l’œuvre. A peine si, vers la fin, un peu d'émotion s'évade encore des images.
Un éclatant exemple de ce que peut faire, d'une œuvre qui méritait d'être justement discutée et considérée comme un événement cinématographique, une suite d'images monotones, ennuyeuses et sans vertu. »
Les censeurs britanniques, à leur tour, ne goûteront guère l’image donnée des Anglais dans le film et l'interdiront purement et simplement.
Fort du succès du film, Carl Dreyer poursuivra sa carrière avec Vampyr en 1932. Renée Falconetti, elle, ne tournera plus jamais au cinéma.
La Passion de Jeanne d’Arc connaît par la suite un destin malheureux puisque le négatif du film disparaît dans un incendie, comme le déplore L’Intransigeant en 1936 :
« J’ai appris, ces jours-ci, que Jeanne d’Arc, le plus beau film de Dreyer et l'une des plus belles œuvres qu’on ait vues à l’écran, a disparu pour toujours de la circulation. Le négatif a brûlé, à Berlin, au cours d’un incendie qui a eu lieu aux studios de Neubabelsberg [...].
Ainsi peut-on écrire la nécrologie de Jeanne d’Arc, l’une des œuvres capitales du cinéma, la seule grande interprétation cinématographique d’acteurs comme Mme Falconetti et Sylvain, l’un des plus beaux exemples techniques de mise en scène et de photographie, un des rares films qui aient prouvé que le cinéma pouvait être un art et un grand art. »
L’œuvre originale est alors considérée comme perdue : pendant près d’un demi-siècle, seules des versions imparfaites, élaborées par Dreyer à partir de chutes du film, circulent encore (c’est ainsi que des extraits en apparaissent dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard en 1962).
Mais en 1981, coup de théâtre : une copie oubliée du négatif non censuré est miraculeusement retrouvée dans un asile psychiatrique d’Oslo. Et c’est cette version du chef-d’œuvre de Dreyer (« le plus beau film du monde » dixit le cinéaste Chris Marker) que les spectateurs contemporains peuvent désormais visionner.
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Pour en savoir plus :
Carl Theodor Dreyer, Réflexions sur mon métier, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 1997
Maurice Drouzy, Carl Th. Dreyer né Nillson, Le Cerf, 1983