« Enchaîner le charme » : magie et amour à travers le folklore
De l’opération d’entraver un couple par le « nouement de l’aiguillette » jusqu’à l’accrochage de cadenas aux ponts aujourd’hui, tour d’horizon des façons symboliques de représenter l’amour via l’idée de « liaison » de l’ère moderne jusqu’au XXe siècle.
La menace de l’aiguillette : ou comment ensorceler la braguette
Le nouement de l’aiguillette était dans l’Ancien Régime un sort redouté. Sans occulter l’allusion phallique contenue dans l’« aiguillette », ce que ce mot désignait ici était un lacet pourvu d’extrémités métalliques qui servait notamment à lier le vêtement du haut avec le bas. Dénouer l’aiguillette constituait ainsi une étape essentielle de ce qu’on appellerait aujourd’hui baisser son pantalon. « Nouer l’aiguillette » (l’expression est une image, on ne touchait pas à l’aiguillette du mari à proprement parler) consistait à jeter un sort à un couple, en vue d’entraver d’une manière ou d’une autre la consommation de l’union – le plus souvent en rendant l’homme impuissant, et très majoritairement en opérant le sortilège au moment du mariage.
Ce type de magie mal intentionnée tombait alors dans la catégorie de la sorcellerie. Elle est avant tout connue par la répression parmi les pratiques qu’on reprochait aux sorciers, un type de source auquel on ne peut accorder qu’une confiance très limitée dans le rôle de témoin des pratiques de la population illettrée.
Par chance, le voyageur allemand du XVIe siècle Platter rapporta précisément ce qu’il avait observé dans le Sud de la France : il assista à un mariage très discret, fait dans un petit village où n’habitait pas le couple. Curieux, il demanda la raison de cette cérémonie en catimini. On lui répondit que c’était pour se prémunir du nouement de l’aiguillette. Ignorant de quoi il s’agissait, il se le fit expliquer : pendant que le prêtre mariait les époux, celui qui voulait du mal au couple devait prononcer certaines paroles, tout en jetant une pièce derrière son épaule et en faisant des nœuds sur une ficelle. Si la pièce était ensuite introuvable, le sort avait fonctionné.
Ce dernier trait n’est pas le plus commun : ce sont plutôt les nœuds réalisés qui généralement scellent le maléfice, en tout cas dans le rite tel qu’on se l’imaginait. Car Platter nous prouve la réalité de la crainte du sort – mais non sa mise en œuvre effective, qui reste, comme la plupart des pratiques dites « de sorcellerie », le plus souvent incertaine.
Sans surprise, la lutte des Lumières contre les « superstitions », récupérée par la Révolution, fit apparaître la crainte du sort de l’aiguillette comme un fléau maintenant le peuple dans une crédulité dommageable. Dans un article de La Feuille villageoise de 1793, le curé révolutionnaire de Sacy rationalisait les rumeurs de sorcellerie qui parcouraient le monde rural, à vrai dire avec assez de pénétration, en les attribuant à une jalousie issue du succès de voisins dans la production de plantes ou d’animaux. Il accusait également les prêtres d’avoir encouragé le peuple dans ses croyances :
« Il ne faut pas s'étonner si quelques villageois croient encore aux sorciers. Monsieur le curé y croyait bien lui-même, tous les dimanches au prône il demandoit à Dieu de délivrer le peuple des sorciers et des noueux d'aiguillettes. »
À l’en croire, cependant, les lumières de la Révolution allaient vite finir de dissiper ces scories de l’Ancien Régime. Et c’est bien cette manière de voir qui domine dans la presse du XIXe siècle : le nouement de l’aiguillette est (improprement) présentée comme une pratique révolue du « Moyen Âge », comme dans La Nation en 1888 ; et, à la fin des années 1920, l’Académie se demandait même s’il fallait maintenir dans son dictionnaire l’expression « nouer l’aiguillette » (L’Intransigeant, 16 février 1929).
L’aiguillette au XXe siècle
Comme à l’accoutumée cependant, cette vision d’une Raison triomphante entre le XVIIIe siècle et le XXe siècle ne tient pas à l’examen plus minutieux des sources. En 1828, un médecin de la Creuse, partageait dans un journal régional le portrait d’un « charlatan » contemporain surnommé Grand-Nas (Grand-Nez), personnage charismatique attirant des membres de toutes les couches de la société, urbaine comme rurale. Habillé à l'ancienne, entouré d'un bric-à-brac d'herbes et d'instruments chirurgicaux, il recevait sa clientèle dans les vastes bruyères :
« Là, au moyen de signes de croix faits avec le pouce et de quelques paroles mystiques, il [...] dénoue l'aiguillette, mége [soigne] l'os crochu qui est entré dans le ventre [...] opère un sortilège pour donner plus de lait à une vache [...] le tout pour la modique somme de cinq sous. »
Le Journal de Paris se questionne dans les mêmes années sur la proportion de la population qui donne foi aux noueurs d’aiguillette, et la chose est suffisamment répandue pour qu’on dénonce les craintes psychosomatiques auto-réalisatrices à ce sujet, comme le rapporte la Gazette nationale en 1813, au sujet d’un article d’un dictionnaire de médecine qui venait de paraître.
Cependant, une évolution ne semble pas moins se dessiner : dans la presse de la première moitié du XIXe siècle on utilisait les noueurs d’aiguillette comme point de comparaison pour éclairer des choses nouvelles (par exemple les formules cabalistiques des phrénologistes). Il s’agissait de quelque chose considéré comme bien connu donc. Au contraire, à la fin du siècle, un journal comme la Gazette des sciences médicales de Bordeaux se sent obligé d'expliquer que « ‘nouer l'aiguillette’ à un ennemi [c'est] l'empêcher d'entrer en érection »… et un journal comme La Politique coloniale se permet en 1902 de parler du rite comme appartenant à un passé entièrement révolu (« qu'était-ce que dénouer l'aiguillette ? Une sorte d'exorcisme des plus extravagants »).
Mais les journaux les mieux réputés ne sont pas forcément les meilleures sources. Dans la magazine de photos de charme Séduction, en 1935, le spécialiste de l’occulte du journal paraît bien mieux informé. Il rapporte avoir collecté des méthodes de ligature de l’aiguillette précises et contemporaines, colportées par des rebouteux régionaux, comme, par exemple, celle de prendre un cheveu du futur marié pour y faire un nœud à minuit, neuf jours de suite, avant de le brûler (Auvergne), ou encore celle d’enterrer une queue de loup sous le seuil du foyer des mariés.
Ces recettes correspondent à des éléments bien attestés dans les pratiques magiques rurales françaises, ici agencées d’une manière particulière. Par là, elles semblent cohérentes (non inventées par le journaliste), et leur spécificité paraît crédible – il ne s’agit pas a priori de la copie de motifs trouvés dans des ouvrages. Peut-on en conclure qu’il y avait bien des noueurs d’aiguillette (ou au moins que la crainte de leur action était bien réelle) en France dans les premières décennies du XXe siècle ?
En 1921, à Tours, un religieux désœuvré du nom de Château s’employait ainsi à mettre ses compétences à profit pour survivre : outre quelques activités notariales, il entendait également soigner les âmes, et parfois les corps. Il s’agissait d’un Frère des Écoles Chrétiennes, que la loi de 1904 supprimant l’enseignement congréganiste, avait probablement rendu précaire. Sur les conseils d’une cartomancienne (nommée Irma, la réalité préfigurant la fiction commerciale du minitel), une femme vint le trouver pour ses tourments de cœur : elle était mariée, et son amant également. Le Frère se proposa de lui ôter le désir sexuel – ce qu’elle accepta et ce qui semble-t-il fonctionna à merveille. Trop même : elle souffrait maintenant de l’appétit de son mari, qu’elle n’était pas disposée à satisfaire. Château proposa alors d’éteindre également les ardeurs de l’époux.
Les détails divergent quelque peu sur la méthode qu’il recommanda : il remit à l’épouse un peu d’huile de la Sainte-Face pour la faire entrer en contact avec les habits de son mari – soit par simple aspersion, soit en la mélangeant avec du sel béni, le tout mis dans un sachet et cousu dans le vêtement.
Un mot sur cette huile : on conserve à Rome un linge considéré comme le voile de sainte Véronique, qui l’aurait tendu à Jésus pendant sa Passion pour qu’il s’essuie le visage, y laissant l’empreinte de sa face. On ne voyait plus grand-chose sur la relique, mais, sur les instances de prières du pape Pie IX, en fuite après l’instauration de la République moderne en 1849, le visage du Sauveur y réapparut miraculeusement. On en fit immédiatement des copies gravées. Un fervent dévot installé à Tours, Léon Papin-Dupont, fut convaincu qu’une de ces gravures réalisait des miracles, puis que même l’huile de la lampe qui l’éclairait s’empreignait du pouvoir guérisseur. C’est cette huile, qu’on pouvait également acheter par correspondance (comme on peut en trouver la réclame dans des livres de dévotion) qu’avait recommandée le Frère Château à sa cliente.
Pour revenir à cette affaire : d’une manière ou d’une autre, le mari découvrit tout : la trahison et le sortilège. Il porta plainte, rendant l’affaire publique et faisant le bonheur des journaux, qui mandèrent des envoyés spéciaux pour assister au procès du noueur d’aiguillette de Tours.
« Pour avoir ‘lié l'Aiguillette’ le sorcier de Tours est condamné à deux mois de prison [...]
L'affaire Chateau, qui avait attiré, hier, au Palais de Justice de Tours, un public nombreux et même trop nombreux, fut, en somme, l'affaire de l'aiguillette. On s'attendait à beaucoup de sorcellerie, à de la magie noire et à une succession d'incidents démoniaques. […]
Quelques témoins à décharge, clients reconnaissants de Chateau, défilèrent à une allure de film à la barre. Un psychiste, M. Durbille, vint proclamer la toute-puissance de la suggestion et dire que Chateau suggestionnait seulement ses miraculés et qu'il n'y avait aucune sorcellerie dans ses pratiques. [...]
La conclusion fut légère. Deux mois de prison pour le doux sorcier [quasiment déjà purgés dans l'attente du procès] ; 15 francs d'amende pour la cartomancienne. »
Même s’il apparaît ici plus tardif qu’on n’aurait pu le croire, le recul du nouement de l’aiguillette était pourtant sans doute inéluctable. La pratique prenait tout son sens dans une société rurale, fermée, à échelle réduite, où le choix des conjoints était à la fois limité et en partie un enjeu de survie, dans un monde où les ressources étaient précaires et incertaines. Dans ce cadre à l’œuvre sur un temps long, cette insécurité se traduisit également en termes de puissance magique : tout comme les moyens de subsistance, la puissance magique semble y avoir été pensée comme une réserve limitée. Une abondance chez quelqu’un signifiait qu’il s’emparait sans doute par des moyens magiques de la part de fertilité des autres – et inversement, toute pénurie qu’on subissait était potentiellement œuvre de sorcellerie.
L’amour cadenassé : de la métaphore à la magie
C’est avant tout dans ce grand cadre général que s’exprimait la magie traditionnelle, celle de l’aiguillette, comme celle du Premier mai ou de la bûche de Noël. Il s’agissait d’une magie destinée avant tout à la survie agraire (abondance de récolte, de lait, d’animaux, mais aussi d’unions humaines fécondes), et qui obéissait à des règles et à des logiques qui lui étaient propres. Certaines de ces logiques apparaissent déjà discrètement dans les lignes qui précèdent, mais laissons cet aspect de côté pour l’instant.
La ligature de l’amour évoque de nos jours un geste bien plus bienveillant que celui de la ligature de l’aiguillette : la pose des cadenas d’amour, principalement sur les ponts, et majoritairement dans les grandes villes touristiques, comme Paris, Florence, Prague, Rome… et bien d’autres de par le monde.
Sur ce thème-ci, la presse contemporaine est plus un obstacle qu’un atout à la recherche : sujet plaisant en apparence anecdotique, il est abondamment abordé, et l’on ne manque pas de colporter ses « origines » supposées – ce que font également la majeure partie des travaux académiques sur la question. Mais les « origines » de rites spontanés constituent une question complexe et traîtresse – comme le montre par exemple le récit erroné qui circule encore sur le sapin de Noël en France.
Pour le dire vite, aucune de ces hypothèses d’origine ne tient pour les cadenas d’amour : ni une prétendue pratique hongroise (non documentée) des années 1980, ni le succès d’un roman d’amour italien dans les années 2000, encore moins les légendes d’une pratique lettone ou chinoise… Nous savons seulement que, au-delà de quelques cas trop rarement documentés dans les années 1990, les cadenas d’amour laissés pour l’essentiel par des amoureux sur un pont, clé jetée à l’eau, initiales gravées ou écrites sur le boîtier, se généralisent comme une pratique touristique dans les années 2000 en Europe.
Le succès repose très certainement en partie sur la résonance entre cette pratique et des symboliques plus anciennes. Par exemple, lorsque La Caricature décrivait avec une dose d’ironie les débuts d’un jeune polytechnicien dans l’École en 1891, elle le dépeignait faire un rêve d’amour mêlant les événements de sa rentrée, dont la tentative de vente forcée de cadenas (une question de règlement certainement, obligeant les élèves à cadenasser leur tiroir). Une femme le rejoint dans son songe, lui offrant son amour et deux cadenas :
Les affinités symboliques entre le cadenas et l’amour sont de fait anciennes, et jouaient beaucoup sur l’idée d’ouvrir son cœur, ou même de « donner la clé de son cœur » : Pierre de L'Estoile, qui nous a laissé ses mémoires du XVIe siècle, décrit un cadeau qui lui avait été fait, un petit cadenas à combinaison, dont il fallait tourner les roues pour former le mot AMOR afin de l’ouvrir. Il n’est pas très étonnant dès lors qu’on puisse trouver des bijoux évoquant le cadenas-amour, comme celui-ci, du début du XIXe siècle, composé de deux pendants : un cadenas au dos duquel est gravé « Amour », puis un autre fait de deux cœurs transpercés d'une flèche, auquel est suspendue la clé du cadenas.
On pourrait multiplier ces exemples, qui paraissent montrer ce que les cadenas d’amour sur les ponts auraient de « naturel » dans ce contexte culturel – un caractère évident qui serait trompeur, comme le caractère tardif de l’apparition du rite suffit à le montrer. Que ces anciennes métaphores aient pu jouer dans la naissance ou, du moins, dans la diffusion du rite touristique est très vraisemblable. Mais ces analogies n’apportent pas une compréhension profonde du phénomène. Ici, un pas de côté et la sérendipité d’un moteur de recherche comme celui de RetroNews peuvent nous faire plonger un peu plus loin dans les arcanes des mécanismes à l’œuvre.
Par exemple : le journal L'Univers israélite nous donne en 1887 un témoignage sur une pratique juive en Alsace rarement documentée. Il s'agit d'une « superstition », prévient l'auteur : si plusieurs personnes meurent à peu de temps d'intervalle, on place dans l'un des cercueils un cadenas, avant de jeter la clé par-dessus l’épaule, pendant l'enterrement, dans un endroit isolé – celui qui réalise ce geste s'étant donc séparé de la procession funéraire. Le témoignage gagne en crédibilité (et en préciosité) quand on le compare avec d’autres aires géographiques : les cimetières juifs polonais du Moyen Âge présentent bien des cadenas dans certaines sépultures, et la même pratique a été décrite dès le XVIIIe siècle pour les populations juives anglaises.
Si l’on est a priori très loin des cadenas d’amour, le rite suggère une dimension magique du cadenas qui dépasse le seul registre amoureux. C’est ce que confirme la revue V, magazine de reportage et de photos, issu de la Libération. Au sujet du déplacement des loups pendant les guerres, un journaliste interrogea un lieutenant de louveterie, qui lui rapporta une croyance du sud des Cévennes : le berger protégeait son troupeau en prenant un grand cadenas, en l'ouvrant et disant « Avec ce cadenas d'acier, je ferme la bouche des loups gris et muselle le renard et la fouine », avant de fermer et de cacher l’objet. Le magazine en profite pour mettre en scène le rite – en changeant le berger par une bergère, dans un montage photo plus aguicheur que crédible.
Au-delà du symbolisme qui semble évident (la fermeture du cadenas est explicitement reliée à celle de la gueule d’animaux), le plus important est peut-être ailleurs : dans le fait qu’un vœu soit scellé lorsqu’il est formulé à l’ouverture du loquet et y reste conservé à sa fermeture.
On retrouve ce trait pour d’autres types de sorts, par exemple dans le folklore napolitain. Si l’on suit ce chemin, nous retombons sur l’aiguillette. Jacob Grimm (celui des contes) nous apprend que le nouement de l’aiguillette pouvait se faire également avec la fermeture d’un cadenas, en assistant au mariage et en faisant l’opération pendant la bénédiction. Le cadenas était ensuite jeté à l’eau, et il fallait le retrouver et l’ouvrir pour lever le sort. Le journal Midinette s’en fait l’écho en 1936, y compris avec l’abandon du cadenas dans une étendue d’eau. Les cadenas d’amour et l’aiguillette sont plus parents qu’on aurait pu le croire au premier abord…
Ce n’est qu’un aperçu que nous parcourons ici. Mais plusieurs dimensions apparaissent déjà. Le point le plus important est qu’il faut dépasser les rapprochements formels superficiels. Par exemple, si l’on se contentait de chercher les liens positifs entre cadenas et amour, on passerait à côté du nouement de l’aiguillette par cadenas, qui pourtant éclaire la fonction d’emprisonnement d’un sort (mauvais ici, ou bon, comme pour les bergers) par incorporation et scellement du vœu par l’acte d’ouverture/fermeture.
Au niveau des mécanismes magiques, deux dimensions sont dignes d’attention. La première est la proximité qu’il semble y avoir entre plusieurs des rites mentionnés et la pratique plus contemporaine de faire un vœu en jetant une pièce dans une fontaine. Le jet par-dessus l’épaule d’une pièce pendant le nouement de l’aiguillette (Platter, pièce qui doit disparaître), de la clé du cadenas (enterrement juif en Alsace, clé elle aussi destinée à disparaître) évoquent assez fortement le même geste réalisé de nos jours devant la fontaine romaine de Trevi, et rejoint par la dimension subaquatique le fait de se débarrasser du cadenas-aiguillette dans l’eau (Grimm). Se joue probablement ici le rapport avec le monde caché sous l’eau – une des formes privilégiées de représentation de l’au-delà dans les cultures orales d’Europe.
Il est utile sur ce thème de mettre à profit ce que peuvent apporter les journaux régionaux, rapportant des motifs folkloriques souvent absents des compilations. Le Progrès de la Côte-d'Or (1930) nous apprend ainsi que cracher dans les rivières depuis un pont ou un parapet permettait de faire en sorte d'être marié(e) dans l'année (Dijon), ou au moins de prédire le temps d'attente avant les noces (Toucy).
La seconde dimension, plus cryptique mais aussi plus riche, pointe lorsqu’on met côte à côte plusieurs particularités dans les motifs que nous venons d’exposer. Il était nécessaire de nouer la ficelle ou de fermer le cadenas pendant que le prêtre officie, ou de jeter la clé pendant l’enterrement, c’est-à-dire au cours de cérémonies où un individu ou deux subissent un rite de passage majeur, passant d’un état (fiancés/communauté des vivants) à un autre (mariés/communauté des morts). La magie a lieu dans une situation d’entre-deux.
De même que les excrétions comme le crachat magique dans le cours d’eau (la salive appartenait au corps mais s’en est détachée), l’heure de minuit (où l’on fait un nœud au cheveu du marié) relève aussi de l’entre-deux. C’était à cette heure que la bûche de Noël incorporait la magie de Noël en se consumant, d’une manière semblable à l’huile devant la Sainte-Face à Tours qui emmagasinait en brûlant la puissance miraculeuse de la gravure.
Aussi peu étayés, ces rapprochements peuvent paraître gratuits. Mais ils ne sont qu’une fraction des centaines de cas qui vérifient ce pouvoir du changement d’état et de l’entre-deux. Il n’est alors pas anodin que le charbon de la bûche de Noël, comme nous l’apprend un journal de la région de Bourges à la mi-XIXe siècle, pût servir à protéger les couples des sortilèges lors des mariages : ce sont des actes magiques issus d’une même grande famille orale dont nous venons de suivre la piste.
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Pour en savoir plus :
Emmanuel Le Roy Ladurie, « L’aiguillette », in : Europe, n° 539, 1974
Stephen Wilson, The Magical Universe. Everyday Ritual and Magic in Pre-Modern Europe, Hambledon, 2000
Ceru Houlbrook, Unlocking the Love-Lock: The History and Heritage of a Contemporary Custom, Berghahn, 2021
Anton Serdeczny, La Bûche et le gras. Une anthropologie historique de la magie de Noël, Champ Vallon, à paraître