Le lent déclin des castrats, idoles déchues de l'opéra
L’engouement pour les castrats, ces chanteurs mutilés dans l’enfance pour les empêcher de muer, a connu un vif essor aux XVIIe et XVIIIe siècles. Avant de décliner au tournant du XIXe, jusqu’à se changer peu à peu en répulsion.
Le terme de castrat désignait les chanteurs de sexe masculin ayant subi une opération durant l’enfance dans le but de leur conserver une voix aiguë - une pratique aujourd’hui totalement abolie. Un phénomène apparu au milieu du XVIe siècle en Italie, à la cour du duc de Ferrare en particulier, avant de se répandre en Europe.
Très populaires pendant la période baroque (XVIIe et XVIIIe siècles), les castrats étaient la plupart du temps d’origine italienne. Ils subissaient en général une castration entre six et huit ans afin d’empêcher que leur voix ne mue, avant d’être formés à la technique du chant à Rome, à Bologne, mais aussi et surtout à Naples. Principale caractéristique de leur chant : une tessiture très étendue, leur permettant de passer d’un registre vocal à un autre avec facilité.
S’ils sont d’abord employés dans les chapelles (où les femmes ne sont pas autorisées à chanter), l’essor de l’opéra va permettre à un petit nombre d’entre eux de connaître la gloire. On va ainsi retrouver des castrats comme têtes d’affiches des principales scènes lyriques européennes, en Italie et en Angleterre en particulier, où ils inspirent des compositeurs comme Monteverdi, Haendel ou Rossini.
Le plus célèbre des castrats, Farinelli (1705-1782), connaît ainsi la gloire et la fortune dans les années 1730 à Londres, avant de s’installer à la cour d’Espagne, où il restera vingt ans. Idolâtré par les membres de la cour, ses fonctions dépasseront largement le simple rôle de chanteur. En 1750, La Gazette décrit la fête somptueuse organisée par Farinelli en l’honneur du mariage de Marie-Antoinette, la sœur du roi Ferdinand VI, à la suite de laquelle le castrat reçoit la plus haute dignité du royaume, la croix de Calatrava.
Pour autant, même si la vogue des castrats fut immense dans certaines parties d’Europe, ce ne fut guère le cas en France, où cet engouement, tout comme la pratique de la castration, furent souvent critiqués. Dans son Dictionnaire de la musique paru en 1768, Jean-Jacques Rousseau écrit ainsi :
« Ces hommes, qui chantent si bien mais sans chaleur et sans expression, sont, sur le théâtre, les plus maussades des acteurs du monde. Ils perdent leur voix de bonne heure et deviennent d'un embonpoint dégoûtant.
Ils parlent et prononcent plus mal que les vrais hommes, et il y a même des lettres comme l'R qu'il ne peuvent point prononcer du tout. »
Le Mercure de France ajoute l’année suivante :
« Presque tous les castrats qui chantent en Italie sont élevés à Naples ; c’est dans cette ville que l’opération cruelle qui leur donne une voix agréable se fait avec le plus de dextérité.
Comme on les paye à un prix excessif, il n’est pas rare de voir des paysans ou des pauvres amener eux-mêmes un de leurs enfants à des chirurgiens napolitains. »
En 1787, dans le même journal, un voyageur français racontant son passage à Naples parle quant à lui de « l’outrage à l’humanité dans la personne des infortunés castrats » : condamnation morale et dégoût face à la « différence » des castrats se mêlent ainsi, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, pour conspuer un phénomène de plus en plus perçu comme une véritable transgression de l’ordre naturel.
Car si la méthode de la castration est fréquemment jugée « barbare », la remise en cause des normes sexuelles impliquée par l’existence des castrats suscite tout autant d’indignation de la part des auteurs qui la décrient avec une unanimité croissante. L’historienne Mélanie Traversier le note :
« La mutilation monstrueuse de leur virilité que les castrats ont subie produit une voix chantée monstrueuse, car extraordinaire, d’une perfection insolente mais totalement artificielle [...].
La répulsion qu’ils inspirent désormais s’inscrit dans le basculement général de l’imaginaire social qui, à partir du XVIIIe siècle, assimile toute manifestation d’un merveilleux inexpliqué et souvent exhibé à une répugnante monstruosité qu’il importe de cacher, si ce n’est de l’éliminer de la société. »
A la fin du XVIIIe, le pape Clément XIV interdit la castration : désormais, les castrats ne le seront plus du fait d’une mutilation intentionnelle. A l’orée du XIXe siècle, alors que l’Europe connaît de nombreux bouleversements politiques, le regard sur ces chanteurs bascule. Napoléon Bonaparte assiste encore à quelques opéras interprétés par des castrats, mais leur âge d’or est déjà révolu.
Seuls quelques nostalgiques continuent de les défendre. Lorsque le comte d’Escherny, en 1809, publie un essai dans lequel il regrette l’époque des castrats, Le Mercure de France le ridiculise dans un article acerbe :
« Nous avions regardé comme un acte d’humanité la défense de faire acheter, à si haut prix, à de pauvres enfants cette merveilleuse voix de soprano : M. le comte nous apprend que ce n’est pas humanité, mais sottise [...].
M. d’Escherny déclare que la proscription des eunuques n’a jamais pu compter en sa faveur que des hommes qui n’ont ni sensibilité ni oreilles [...]. Un homme d’esprit a fait à M. le comte un argument ad rem et ad hominem :
"Si les amateurs de sopranos, lui a-t-il dit, ne peuvent exister sans cette noble jouissance, eh bien ! faites le sacrifice nécessaire, et chantez vous-même ; on vous permettra de faire l’éloge de la méthode." »
Démodés sur les scènes lyriques, où les femmes s’imposent de plus en plus dans le registre aigu, les castrats sont relégués pendant tout le XIXe dans les chapelles, en particulier à la chapelle Sixtine où l’ordre pontifical continue de les employer.
En 1864, le journal Le Temps, sous la plume de son correspondant romain, consacre un article peu amène à cette survivance d’un autre âge. L’auteur n’aime pas la voix des castrats, parle à leur sujet de genre « neutre » - ni masculin, ni féminin - et insiste sur la répulsion physique qu’ils lui inspirent :
« Les chanteurs de la chapelle Sixtine ne sont pas des castrats ; ce sont des clercs prêtres, diacres, moines, formant un collège où il n’est plus question depuis longtemps de mutilation [...]. A présent que la castration est interdite, il se présente des jeunes gens, en très petit nombre, qui sont neutres par nature. Car il faut se rappeler que la nature, dans ses jeux, donne spontanément, bien qu’en petite quantité, de ces voix qu’on obtenait autrefois par un art infernal [...].
Je me rappelle encore avoir lu, en divers endroits, des descriptions où l’on représente les chanteurs de la Sixtine comme une réunion de jeunes Adonis. La vérité est que, vus de près, derrière leur grillage doré, ce sont, en général, des ecclésiastiques presque tous d’âge mûrissant, assez laids, légèrement ventrus, et prenant du tabac à plein nez.
En somme, leur chant, étudié avec attention, finit par paraître ce qu’il est réellement, assez défectueux. C’est étrange plutôt que vraiment beau ; mais, je l’avoue, c’est étonnamment étrange. »
En cette seconde moitié du XIXe siècle, le terme même de « castrat » est devenu largement péjoratif. En janvier 1879, parlant de la Chambre républicaine, le journal socialiste Le Prolétaire parle en titre de « république des castrats », un qualificatif impliquant aux yeux du quotidien la lâcheté et les demi-mesures - ses membres se voyant traités de « ramassis d'eunuques tremblants ».
Le dernier castrat, né à Monte Compatri en 1858, s’appelle Alessandro Moreschi : il fut castré autour de 1865-1867, mais on en ignore la raison. En 1883, il est invité à chanter à la Chapelle Sixtine. Quand Gil Blas, en 1896, lui consacre un article, Moreschi s’y voit comparé à un cheval tandis que le chroniqueur multiplie les allusions graveleuses à la vie sexuelle du chanteur :
« En dépit de la réputation de continence forcée attachée aux chanteurs de sa caste, il avait, lui, des bonnes fortunes avérées, et on affirmait que les détraquées, grandes dames, courtisanes ou simples paysannes qui avaient eu l'idée de s'offrir cette fantaisie, n'avaient pas eu à se plaindre.
Par une heureuse bizarrerie de la nature, il était, en effet, arrivé à Moreschi ce qui se produit pour certains chevaux qui, après avoir payé chèrement l'honneur de servir dans les escadrons de l'armée, n'ont pu subir l'opération que d'une manière imparfaite, grâce a une conformation spéciale ; ces chevaux-la témoignent tout à coup des velléités amoureuses qui stupéfient les vétérinaires. »
Alessandro Moreschi est le seul castrat dont on possède un enregistrement, réalisé en 1902. La même année, le pape Léon XIII interdit définitivement l’emploi de castrats pour la Chapelle pontificale. Moreschi meurt en 1922. Aujourd’hui, le répertoire jadis destiné à ces chanteurs est interprété par des contreténors ou des mezzo-sopranos.
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Pour en savoir plus :
Mélanie Traversier, « Paradoxes d’une masculinité mutilée : les castrats au péril des Lumières », in : Une histoire sans les hommes est-elle possible ?, ENS Editions, 2014
Patrick Barbier, Histoire des castrats, Grasset, 1989
Sylvie Mamy, Les Grands castrats napolitains à Venise au XVIIIe siècle, Mardaga, 1994