Interview

La première guerre d’Algérie : histoire d’une petite apocalypse

le 28/01/2025 par Alain Ruscio, William Blanc
le 28/01/2025 par Alain Ruscio, William Blanc - modifié le 28/01/2025

De la conquête d’Alger en 1830 à la fin de la IIe République, les forces militaires françaises en présence sur le sol algérien se sont livré à des actes d’une violence inouïe, par ailleurs largement médiatisée. Récits sanglants d’une « mission civilisatrice ».

Fantôme de notre histoire, toujours là mais souvent ignorée, la conquête et la colonisation de l’Algérie reste en France un sujet mal connu, malgré de nombreux travaux universitaires. Dans une somme récente, La Première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête de résistance, 1830-1852 (La Découverte), l’historien Alain Ruscio, spécialiste du fait colonial, revient sur cet événement majeur qui a marqué les deux côtés de la Méditerranée.

Propos recueillis et mis en forme par William Blanc

Retronews : Le sujet que vous abordez est énorme. Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour l’analyser ?

Alain Ruscio : Sur une multiplicité d’écrits, tant littéraires que privés, des archives, des correspondances, mais aussi des œuvres picturales (la conquête de l’Algérie a suscité nombre de peintures). J’ai également travaillé sur la presse, notamment grâce à RetroNews. Et la compulsant, j’ai d’ailleurs été surpris. Je suis habitué à étudier sur les deux guerres de décolonisation : l’Indochine (1945-1954) et l’Algérie (1954-1962), et j’ai constaté que les journaux de la IVe et de la Ve Républiques avaient beaucoup moins la volonté d’informer (et étaient bien plus sujets à la censure) que la presse de la Monarchie de Juillet.

Par exemple, pour la guerre d’Indépendance de l’Algérie, la pratique de la torture était évoquée au coup par coup – en dehors de la presse engagée. Pendant la conquête, les aspects les plus détestables de la colonisation, comme les razzias, étaient au contraire souvent exposés et pouvaient même susciter de l’indignation, voire des oppositions et des débats à la Chambre des députés et à celle des pairs.

Il y a eu ainsi des polémiques importantes au sujet des enfumades, pratique qui constituait pour des militaires français à asphyxier jusqu’à la mort des Algériens, la plupart civiles. L’enfumade des grottes du Dahra, qui a fait des centaines de victimes en juin 1845, a été documentée très rapidement. Le 17 juillet 1845, Le Constitutionnel reproduit ainsi dans ses colonnes le témoignage d’un officier espagnol qui a assisté aux faits :

« Rien ne pourrait donner une idée de l’horrible spectacle que présentait la caverne.

Tous les cadavres étaient nus, dans des positions qui indiquaient les convulsions qu’ils avaient dû éprouver avant d’expirer, et le sang leur sortait par la bouche.

Mais ce qui causait le plus d’horreur, c’était de voir des enfants à la mamelle gisant au milieu des débris de moutons, de sacs de fèves. »

Pourquoi parle-t-on alors ouvertement de ces actes ?

Il y a somme toute un consensus dans la plupart des bords politiques sur le principe même de la conquête. Pour beaucoup d’acteurs de l’époque, celle-ci était justifiée. On l’idéalisait même, en affirmant que notre pays avait pour mission de « civiliser » les populations de l’autre côté de la Méditerranée, vues comme des « barbares ». Tout cela était intériorisé par les Français de la Monarchie de juillet au point de penser qu’ils avaient le bon droit pour eux. Aussi y avait-il une réponse forte – et une indignation que je crois réelle – lorsque des actes écornaient cette image idéale d’une conquête bienveillante.

La conquête est donc approuvée par des figures qui sont aujourd’hui perçues comme progressistes ?

Oui, bien sûr. On peut évidemment penser à Lamartine, mais également à Victor Hugo qui, s’il critique les méthodes, est globalement d’accord avec l’idée de colonisation. Il écrit ainsi en 1841 :

« Je crois que notre nouvelle conquête est chose heureuse et grande. C’est la civilisation qui marche sur la barbarie. C’est un peuple éclairé qui va trouver un peuple dans la nuit.

Nous sommes les Grecs du monde, c’est à nous d’illuminer le monde. Notre mission s’accomplit, je ne chante qu’hosanna. »

Pour lui, comme pour d’autres, y compris des républicains sincères qui s’opposent à la Monarchie de juillet, la colonisation est la suite logique des Lumières. Parce qu’elle est dépositaire de cet héritage, la France incarnerait une civilisation supérieure aux autres qu’il lui faudrait diffuser sur l’ensemble du globe. Ayant travaillé sur l’attitude de la gauche face à la question coloniale au XXe siècle, je vois dans cette attitude les racines de certaines hésitations des progressistes quant aux revendications et aux luttes des peuples colonisés.

Pourtant, dès la prise d’Alger en juin 1830, votre ouvrage rappelle que le déchaînement de violence est inouï, et ce à plusieurs niveaux.

C’est vrai. C’est une violence qui touche les corps, mais aussi la terre, les bâtiments, les richesses, la culture. Il y a une volonté d’anéantir non seulement la population –même s’il serait faux de parler de génocide ou d’intention génocidaire – mais également d’agir sur l’espace.

Dès les années 1830, le vieil Alger est en partie rasé, des mosquées sont détruites ou transformées en églises ou même en cathédrales. Mais évidemment, c’est le sort des Algériens qui frappe le plus. Ceux-ci sont durement touchées par la razzia, tactique qui consiste à piller les richesses d’un village ou d’une tribu. Or cette pratique, généralisée par l’armée française dans le but de terroriser les populations et de briser toute velléité – réelle ou supposée – de résistance, provoque vite des catastrophes. Privés de moyen de substances, les habitants des zones rurales d’Algérie meurent de famines, d’épidémies, dont celle du choléra, auparavant inconnu sur la terre africaine.

Ce sont les razzias, bien plus que les enfumades ou les combats, qui entraînent une hausse importante des décès. Leur emploi prouve également que la violence des troupes coloniales ne se limite pas à quelques massacres connus et décrits dans la presse. Elle est au contraire systématique et massive, à tel point qu’elle est même représentée – de manière très idéalisée – sur des images d’Épinal.

La pratique ne dérange pas du tout ceux qui l’ordonnent. Dans leur correspondance privée, nombre d’officiers, comme Bugeaud ou Saint-Arnaud, ne cachent rien ou presque de leurs actes, tellement ils sont convaincus non seulement du bien-fondé de leur mission, mais aussi que les populations qu’ils répriment sont des êtres inférieurs, qui doivent être matés. Montagnac explique ainsi en 1843 :

« Toutes les populations qui n’acceptent pas nos conditions doivent être rasées, tout doit être pris, saccagé, sans distinction d’âge ni de sexe, l’herbe ne doit plus pousser où l’armée française a mis le pied. »

Pareillement, Saint-Arnaud écrit ainsi dans une lettre à son frère en 1851 :

« J’ai passé partout, brûlait les villages ennemis sur mon passage. […] Le 12, je suis resté à El-Aroussa pour faire reposer mes troupes et répandre autour de moi la terreur. »

Peut-on établir un bilan humain de la colonisation ?

En m’appuyant sur d’autres travaux, notamment ceux du démographe Kamel Kateb, je considère qu’il y a eu entre 400 000 et 500 000 morts algériens entre 1830 et 1852, soit environ 10 à 12,5% d’une population originelle estimée à 4 millions. À titre de comparaison, c’est bien plus proportionnellement que les pertes de la France lors de la Première Guerre mondiale et même que la Guerre d’indépendance de l’Algérie entre 1954 et 1962.

S’ajoute à cela que ce bilan touche en très grande majorité des civils, et pas des combattants, qui sont en comparaison peu nombreux à mourir. J’estime ainsi les pertes militaires des troupes d’Abd El-Kader, principal dirigeant de la résistance algérienne, ou d’Ahmed Bey, qui opère lui dans le Constantinois, à environ 10 000 hommes, même si des chiffres exacts sont très difficiles à établir. Il faut également préciser que le bilan global s’alourdit après 1852. Kamel Kateb comptabilise à peu près 825 000 décès entre 1830 et 1872.

Et du côté des colonisateurs ?

Le bilan humain est moindre que celui des Algériens, mais il reste très élevé. D’ailleurs, j’ai moi-même été surpris du taux de pertes françaises, particulièrement militaire, pendant mes recherches qui ont conduit à la rédaction de mon livre. On approche ainsi des 100 000 soldats morts pour la période étudiées, notamment dû au fait que les officiers et le commandement avaient un profond mépris pour les hommes de la troupe. Aussi ceux-ci vivaient dans des conditions sanitaires déplorables.

Beaucoup sont morts des fièvres, d’épuisement, certains ont été abandonnés et ont été tués – parfois cruellement – par les Algériens, qui, en réponse aux razzias, faisaient rarement quartier. Les premiers colons ont également beaucoup souffert. Les seuls à s’en tirer ont été les membres de l’élite : officiers, spéculateurs, grands propriétaires.

En vous lisant, on se rend compte en effet à quel point la conquête a permis à certains de s’enrichir. 

En effet. Tout d’abord, il ne faut pas oublier que la conquête d’Alger n’a pas été déclenchée suite au fameux « coup d’éventail » du dey d’Alger à l’ambassadeur de France, mais qu’elle résulte surtout de tensions provoquées par le fait que la France s’était endettée auprès de la régence d’Alger. Celle-ci avait en effet fourni l’Hexagone en blé pendant les guerres de la Révolution, entre 1793 et 1798, comme l’a bien raconté ma collègue Colette Zytnicki lors d’une précédente interview à RetroNews.

Ensuite, la conquête en elle-même été source d’enrichissement. La presse de l’époque se fait ainsi l’écho de négociations permettant à un membre de la famille Seillière de devenir, sans appel d’offre, le fournisseur du corps expéditionnaire en partance pour Alger en 1830. On soupçonne alors des « pots de vins », comme le dit Le Figaro.

Enfin, il y a eu des pillages massifs, notamment celui du trésor du dey d’Alger, qui a entraîné une enquête, dite de la commission Flandin, qui a vite été étouffée. Mais il est certain qu’une partie de cette fortune a été accaparée par la famille régnante (les Orléans) avec l’aide de grands banquiers, comme Nathan Rothschild.

En considérant tous ces éléments, je m’inscrits en faux contre la théorie défendue par des collègues historiens comme les regrettés Jacques Marseille ou Daniel Lefeuvre, qui ont affirmé que la colonisation a coûté cher à la France. En réalité, certains en ont largement profité, et encore plus après la période que j’ai étudiée pour mon livre, particulièrement dans le domaine viticole. Ils se sont pour cela appuyés sur des infrastructures publiques, financés par des impôts levés sur les populations locales.

Il existe aussi une dimension religieuse à la colonisation de l’Algérie, qui est vue par certains comme une « croisade » ?

Oui bien sûr. Pour beaucoup, la religion catholique est associée à la mission civilisatrice française et on transforme vite des mosquées en églises. Les autorités pontificales soutiennent d’ailleurs ce mouvement, notamment lorsque le pape Grégoire XVI annonce en 1838 la création d’un diocèse à Alger à travers sa bulle Singulari divinae, traduite en français dans le Journal des débatss du 5 septembre de la même année. C’est pour le quotidien, un moment important :

« Ainsi le culte chrétien, le culte catholique va être solennellement rétabli et organisé sur cette terre livrée pendant si longtemps à la barbarie.

C’est l’accomplissement d’un vœu public dont les Chambres se sont rendues plus d’une fois interprètes. »

Ce lien entre colonisation et mission chrétienne est resté important tout au long de la présence française en Algérie, avec notamment le concours de personnalité comme le cardinal Lavigerie (1825-1892), qui fut archevêque d’Alger. Mais en même temps, il faut souligner que les autorités civiles veillent scrupuleusement à freiner le travail d’évangélisation de l’Église, de peur que cela mette la société algérienne en ébullition.  

Peut-on dire, pour conclure, que la conquête de l’Algérie a aussi transformé la société française en profondeur ?

Bien sûr, mais je dirais surtout qu’elle a confirmé et accentué une violence qui était déjà très présente dans la société française à l’époque.

Il y a eu également un ensauvagement des colonisateurs, comme le démontra avec force Aimé Césaire dans son œuvre majeure, le Discours sur le colonialisme (1950), notamment de l’armée qui, après avoir fait preuve d’une extrême cruauté en Algérie, a retourné cette violence contre les classes populaires en France pendant des nombreuses révoltes qui ont émaillé l’histoire de la Monarchie de juillet, puis de la IIe République.

Un officier comme Eugène Cavaignac, par ailleurs impliqué dans une enfumade en 1844, organisera ainsi la répression sanglante de la population parisienne lors des journées de juin 1848.

Alain Ruscio est historien, docteur en histoire et chercheur indépendant. Son livre La Première guerre d’Algérie. Une histoire de conquête de résistance, 1830-1852 d’Alain Ruscio vient d’être publié aux éditions La Découverte.