1794 : « Condorcet n’existe plus ! »
En juillet 1793, la convention signe un ordre d’arrestation contre Nicolas Condorcet, philosophe, mathématicien et député girondin. Il est par la suite retrouvé mort dans son cachot.
« Condorcet n’existe plus ! Sa veuve infortunée a écrit à la convention pour réclamer ses cendres ; elle demande à constater légalement son décès. Cette lettre n’a pas été lue publiquement ; elle a été renvoyée au comité de sureté générale. »
C’est ainsi que Le Républicain Français annonce le 25 décembre 1794 la mort de Nicolas de Condorcet, immense mathématicien et homme politique, académicien, réformateur du système éducatif et du droit pénal.
Député girondin, il se prononce pour le droit de vote des femmes, inspire l’adoption du système métrique et lance le mouvement d’éducation permanente pour que chaque citoyen puisse se former tout au long de sa vie. Il est aussi le père d’un plan de Constitution qui, s’il sera accepté par la commission de Constitution, sera rejeté par l’Assemblée nationale en 1792.
L’année suivante, les Jacobins prennent le contrôle de l’Assemblée et le girondin Condorcet est en mauvaise position, d’autant qu’il s’est prononcé contre la peine de mort de Louis XVI. Le 8 juillet 1793, la Convention signe un ordre d’arrestation contre lui, mais prévenu à l’avance, Condorcet se réfugie chez une amie, Mme Vernet. Il y restera caché pendant neuf mois, en profitant pour écrire L’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain qui sera publié après sa mort.
Le 25 mars 1794, craignant de mettre son amie en danger, il fuit sa cachette. Commence alors des journées d’errance racontées par les Nouvelles politiques nationales et étrangères du 24 décembre 1794 :
« Quoiqu’il n’eut ni passeport ni carte de sûreté, il franchit heureusement les barrières de Paris, vêtu d’une carmagnole, avec un bonnet de coton blanc sur la tête. Il traversa la plaine de Mont-Rouge, pour se rendre dans une commune où résidait un ancien ami qu’il ne voyait plus depuis longtemps, mais qu’il estimait assez pour espérer de trouver chez lui le secours dont il avait besoin.
Malheureusement cet ami était allé pour quelques jours à Paris. Condorcet, frustré dans son espérance, se vit obligé d’errer au hasard dans la campagne ou dans les bois, n’osant entrer dans une auberge pour y chercher un gîte, dans la crainte qu’on ne lui demandât sa carte civique ou son passeport.
Exténué de faim, de fatigue, de découragement ; ne marchant d’ailleurs qu’avec peine, parce qu’il s'était blessé au pied, il passa la nuit sous un arbre ou dans une carrière. Il resta trois jours entiers dans cette déplorable situation, lorsqu’enfin il rencontra celui qu’il cherchait et qui l’accueillit comme un ami malheureux. »
L’ami en question prend beaucoup de risques en hébergeant Condorcet toujours sous les foudres jacobines. L’ex-député devenu paria vite reprend sa route jusqu’à un petit cabaret de Clamart. Son apparence y éveille la suspicion, notamment celle d’un membre du comité de surveillance qui l’interroge.
« Condorcet était l’homme du monde qui avait le moins d'aptitude, comme de disposition, à mentir avec assurance. L’embarras qu’il montra dans ses réponses, joint à l’embarras naturel de son air et de son maintien le trahit aisément.
Il ne pouvait manquer de paraître suspect à un membre de comité révolutionnaire. On le força de se rendre à l’endroit où celui de Clamars tenait ses séances ; un nouvel examen ne fit que fortifier les idées de suspicion. On le conduisit au district du Bourg-Égalité. »
Là, plusieurs membres du directoire l’interrogent encore. Les réponses de Condorcet n’apparaissent pas plus claires. Il est enfermé dans un cachot. Les Annales patriotiques et littéraires affirment alors :
« Plongé dans un cachot humide, sans lit et sans nourriture, on l’oublia pendant près de 48 heures. Le surlendemain seulement de son entrée au cachot, le gardien fut pour le visiter : il était étendu sans vie sur le plancher.
Qu’est-il besoin après cela de se perdre en conjectures sur la cause de sa mort. La vérité est donc que le malheureux n’avait pas eu le temps d’achever son repas dans le cabaret de Clamars et qu’il est mort de faim dans son cachot, surtout y étant entré déjà exténué de besoins. »
Pour Les Nouvelles politiques nationales et étrangères, rien n’est moins sûr.
« La visite du corps ne présenta aucune indication certaine de la cause de mort. Les uns pensèrent qu’il s’étoit étranglé avec sa cravate ; d’autres qu’il s’étoit frappé la tête contre le mur de son cachot, comme si deux genres de mort si violentes n’eussent pas laissé des traces évidentes.
La seule conjecture probable est qu’il s’étoit empoisonné. On sait qu’il portoit sur lui un poison dont l’effet ait déjà été éprouvé par d’autres personnes connues ; et il disoit à l’ami qu’il avoit rencontré le jour même de son arrestation, qu’il avoit été tenté vingt fois d’en faire usage pour se dérober à ses souffrances et au spectacle des maux de sa patrie qu'il n’avoit été retenu que par la seule idée d’une femme et d’une fille qu’il chérissoit tendrement, et pour lesquelles il croyoit devoir conserver sa vie, tant qu’il lui en restèrent quelque espérance. »
En décembre 1794, lorsque ces articles sont imprimés, Robespierre a été exécuté et la Terreur est terminée. La mort de Condorcet peut alors devenir un sujet de douleur nationale. Les Nouvelles politiques et nationales questionnent avec amertume :
« Quel est l’homme assez étranger à la philosophie et aux lettres pour ne pas sentir avec amertume ce qu’on pouvoit attendre d’un homme qui, dans le réduit obscur où il resta enseveli pendant plus de huit mois, au milieu des inquiétudes et des sentiments douloureux dont il devoit être tourmenté, conserva assez de liberté d’esprit pour composer un ouvrage de pure philosophie. »
Et les Annales patriotiques et littéraires de tempêter :
« Condorcet étoit du petit nombre de ces hommes rares, qui portent un nom européen ; l’Europe le regrettera. Il étoit philosophe, quel crime aux yeux de Robespierre et de ses suppôts quel crime aux yeux de Robespierre ! […]
Quel vide de grands hommes ! l’insensé et l’ignorant ont beau jeu ; qui pourra réparer la perte d’un Lavoisier, d’un Condorcet ! »