1888 : Premier débat autour de la « criminalité »
À la fin du XIXe siècle, tandis que le régime est menacé par la poussée du boulangisme, la presse républicaine défend le bilan de la Troisième République en matière de criminalité.
1888. La Troisième République vacille. Il s'agit certes du premier régime à être parvenu à s'imposer dans la durée depuis 1789, après pas moins de sept régimes politiques différents en 80 ans. Mais en cette fin d'année 1888, le boulangisme, en plein essor, menace sa stabilité [voir notre article].
Pour la presse républicaine, il s'agit alors de défendre le bilan du régime. Le Petit Parisien, l’un des principaux quotidiens de l’époque, s'y emploie à l'occasion de la publication des chiffres de la criminalité en France pour l’année 1886, en légère baisse par rapport aux premières années de la Troisième République :
« De 1871 à 1875, la moyenne des accusations déférées aux cours d'assises était de 3853, bon an mal an. Elle tombe, en 1886, à 3252.
Le nombre des parricides était, par exemple, de 17 en 1884, il tombe à 13 en 1886 ; les meurtres passent de 191 à 174, les infanticides de 173 à 176, les viols enfin de 705 à 634.
Au total, en 1884, on comptait 1629 crimes contre les personnes : on n'en relève plus, en 1886, que 1507, soit une diminution de 122 attentats, décroissance rassurante si l'on considère qu'elle s'est produite d'une manière aussi sensible dans le court espace de deux années. »
Dix ans plus tôt, les lois Ferry ont posé le principe de l’école laïque et gratuite afin, selon le mot de Gambetta, « d'éclairer chaque jour davantage le suffrage universel », et la démocratisation de la culture et de la presse est en marche. Pour le quotidien de tendance radicale, un constat s’impose donc : la baisse du taux de criminalité est l’œuvre de la République.
« Les réactionnaires disaient volontiers “Avec la République, la criminalité augmente”. On leur prouve que c'est le contraire. Certes, la criminalité ne diminue pas vite, mais elle diminue, voilà le fait certain.
“Ne peut-on pas croire, écrit M. Lucien Victor-Meunier, [journaliste et romancier de sensibilité radicale-socialiste] que c'est là le résultat du régime établi en France depuis dix-huit ans ? Qui ne sait que les illettrés, les incultes forment toujours le plus gros contingent de ce qu'on est convenu d'appeler l'armée du crime ?
La République a consacré tous ses efforts à la diffusion de la lumière. L'instruction du peuple, ç'a été l'immense tâche qu'elle s’est tracée. Des écoles ont été ouvertes et agrandies. Des bibliothèques populaires ont été créées. Les journaux ont pénétré dans les plus humbles recoins ; [...] Il y a eu, incontestablement, un accroissement de connaissances pour la masse du peuple, résultat : diminution dans le nombre des crimes.” »
Comment expliquer alors que l’opinion pense, à tort, que le pays est « plus dangereux » qu’avant ? L’explication du Petit Parisien est d’une surprenante actualité :
« Ce qui trompe, ce qui souvent a fait croire que la criminalité augmentait, c'est que les journaux sont nombreux, qu'ils renseignent mieux le public, qu'ils racontent les événements dramatiques qui se produisent.
Autrefois, on lisait moins ; c'était le silence ; l'ombre se faisait sur tout. Aujourd’hui, chaque fait est porté à la connaissance du public, longuement narré, expliqué, commenté. »
Et le quotidien de relever que les délinquants sont alors bien souvent des « vagabonds et des mendiants » :
« C'est la faim, le manque d'ouvrage qui les a poussés. Car n'oublions pas que nous venons de traverser des années de crise, que la vie a été dure aux pauvres gens et que la misère est mauvaise conseillère.
Viennent des temps meilleurs : le nombre des vagabonds, de ceux qui commettent des vols pour manger, diminuera considérablement. »
Pour conclure ce tour d'horizon de la criminalité, Le Petit Parisien aborde de manière éminemment moderne un problème lui aussi toujours d’actualité : la récidive. Et, déjà, les prisons françaises sont accusées de favoriser la criminalité plutôt que d’aider à la réintégration des détenus :
« Quand on aura complètement réformé le système pénitentiaire, qu'on aura fait de la prison un lieu de relèvement, et non un lieu où ceux qui ne sont pas irrémédiablement perdus se gitent au contact des êtres tout à fait viciés, quand enfin les Sociétés de patronage des libérés auront pu élargir leur œuvre, la récidive entrera dans une période de décroissance.
Une première condamnation met en quelque sorte un individu en dehors de la société : devenu libre, il se trouve ainsi, presque fatalement, amené à recommencer.
C'est cela qu'il faudrait empêcher ; on y arrivera en prenant le libéré à sa sortie de prison, en l'aidant à trouver du travail, en l'exhortant à rentrer dans le droit chemin au lieu de l'abandonner à lui-même ; la société ne doit jamais oublier que ce qui vaut mieux que de punir le criminel, c'est de prévenir le crime. »