14-18 : Les journaux en guerre
« 14-18 Les journaux en guerre »
L'actualité de la première guerre mondiale en 10 grandes dates et 10 journaux publiés entre 1914 et 1918. Une collection de journaux réimprimés en intégralité.
Pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités de recherche et à tous les contenus éditoriaux, abonnez-vous dès aujourd’hui !
Pour accéder à l’ensemble des fonctionnalités de recherche et à tous les contenus éditoriaux, abonnez-vous dès aujourd’hui !
En 1894, s'ouvre le procès de trente anarchistes inculpés d'association de malfaiteurs. Une accusation de « complot » dans un climat de chasse à l'homme, qui s'écroulera pourtant dès les premiers jours d'audience.
Présenté comme l’apogée du moment de lutte judiciaire contre l’anarchisme, le « Procès des Trente » s'ouvre en France le 6 août 1894 devant la cour d'assises de la Seine.
Philosophes, écrivains, artistes, ouvriers, ingénieurs, petits commerçants... Trente inculpés sont alors jugés, rassemblés sous un même chef d'accusation : l'association de malfaiteurs.
Ceux que la cour d'assises de la Seine s'apprête à juger ne constituent rien moins qu’« une secte ayant pour but la destruction de toute société », annonce ainsi avec la plus grande assurance le journal conservateur Le Matin :
« L'accusation commencera vraisemblablement par établir que les Trente appartiennent à une secte qui établit entre tous ses adeptes des liens de compagnonnage ayant pour but la destruction de toute société, et pour moyens d'action le vol, le pillage, l'incendie et l'assassinat.
Chacun y concourt suivant son tempérament, son intelligence, ses moyens, ses facultés, l'un en commettant le crime, les autres en poussant à le commettre par l'excitation et par l'assistance que le criminel trouve chez des compagnons qui, en relations habituelles les uns avec les autres, forment des groupes agissant sous l'influence d'une inspiration commune.
Ces groupes, négation même du principe d'initiative individuelle mensongèrement proclamé à tout propos par les auteurs d'attentats, constituent des centres de propagande, des refuges pour les compagnons étrangers, des appuis pour l'individu déterminé au crime. »
Tout l’enjeu de l'accusation est en effet de démontrer que le mouvement anarchiste relève d’une organisation criminelle hiérarchisée, avec d’un côté les cerveaux et de l’autre les exécutants, comme le signale – en appelant ses lecteurs au « bon sens » – le même article :
« Nous savons maintenant et les débats de l'affaire des Trente l'affirmeront de façon irréfutable, que si le bras exécute, c'est que le cerveau a conçu ; que la bombe lancée par le factopropagandiste lui a été moralement confiée par le théoricien, et qu'on se trouve en présence d'une tyrannie honteuse et criminelle, exercée par les calmes sur les exaltés, par les prudents sur les audacieux, par les Paul Reclus, les Fénéon et les Sébastien Faure sur les Vaillant, les Léauthier, les Emile Henry et les Pauwels. »
14-18 : Les journaux en guerre
« 14-18 Les journaux en guerre »
L'actualité de la première guerre mondiale en 10 grandes dates et 10 journaux publiés entre 1914 et 1918. Une collection de journaux réimprimés en intégralité.
Ce procès-spectacle vise également à mettre en application ce que l'on appellera les lois scélérates, série de mesures répressives adoptées – avec le soutien commun des feuilles conservatrices et des journaux républicains radicaux – dans le but de répondre aux vagues d'attentats ayant eu lieu entre 1892 et 1894 [voir notre article].
Très vite pourtant, ce procès qui s’annonçait extraordinaire apparaît comme un simulacre de justice. Même le journal de droite Le Figaro, favorable à l'application des lois scélérates, ne peut que constater la faiblesse des charges retenues par l’accusation :
« Il y a beaucoup à élaguer dans le compte rendu de cette seconde journée du procès des Trente.
Il n'est plus question ni de Jean Grave, ni de Sébastien Faure, ni de l'organisation anarchiste. En dehors de l'interrogatoire de M. Félix Fénéon que nous allons reproduire avec tout le soin qu'il comporte, toute l'audience a été consacrée au procès de la bande Ortiz, au vol de Fiquefleur, si audacieux, mais si connu. »
De côté du centre-gauche, Le Radical ironise :
« Ce n'est pas des trente accusés qui comparaissent actuellement devant la Cour d'assises que nous voulons parler, mais d'une bande autrement redoutable.
Si nous en croyons des renseignements que la police, avec laquelle nous sommes au mieux, nous communique à la dernière heure, le gouvernement serait aujourd'hui sur la piste d'un vaste complot. »
Et le journal d'imaginer l'interrogatoire absurde d'un des inculpés pour illustrer toute la vacuité de l'accusation :
« LE PRÉSIDENT. – Vous et vos cinquante-trois complices, vous habitez tous le même arrondissement.
L'ACCUSÉ. – C'est possible.
LE PRÉSIDENT. – Et pour dérouter les investigations de la police, vous avez eu bien soin de vous installer chacun dans une rue différente.
L'ACCUSÉ. – On n'est pas forcément criminel pour ne pas loger dans la même rue.
LE PRÉSIDENT. – N'aggravez oas votre situation par des plaisanteries déplacées. Je continue : Vous et vos cinquante-trois complices, non seulement vous habitez le même arrondissement, non seulement vous avez évité d'être dans la même rue, mais encore vous êtes tous logés au numéro 17, tous vous avez choisi le troisième étage, tous vous occupez l'appartement qu'ouvre la porte à gauche en montant l'escalier.
L'ACCUSÉ. – Les locataires des numéros 18 sont dans le même cas.
LE PRÉSIDENT. – Ne déplacez pas la question. Quand la justice, égale pour tous, aura à s'occuper des locataires des numéros 18, elle sera à la hauteur de ses pénibles devoirs. Répondez-moi. À qui persuaderez-vous que, sans entente préalable, vous et vos cinquante-trois complices, vous ayez précisément loué de préférence un appartement au troisième étage, porte à gauche, dans une maison portant le numéro 17 ? Qui convraincrez-vous qu'une aussi frappante coïncidence est le pur fait du hasard ?
L'ACCUSÉ. – Si le balcon du cinquième avait été libre, je ne serais pas sur ces bancs. »
D'autres feuilles donnent cependant à montrer une autre parole vis-à-vis de ce procès où une majorité des accusés sont innocents. « Vomissement », s'insurge ainsi l'éditorialiste Henri Rochefort de L'Intransigeant, dans un article à charge contre « l’imbécillité judiciaire » de ce « ridicule procès » :
« C’est réellement trop de mal de cœur. La salle des assises s’est transformée en vomitorium. Il semble qu’on soit sur un navire et que chaque parole du président ou de l’avocat général soit un coup de roulis qui vous fasse remonter votre estomac dans la bouche.
Quel dégoût, quelles nausées ! Est-il possible que la France, si bas qu’elle soit tombée, serve de patrie à des hommes capables d’amalgamer autant de jésuitisme, d’impudence et de mauvaise foi !
Nous revoilà au temps où les prêtres, qui menaienjt les hérétiques au bûcher, leur appliquaient sur les lèvres un cruci rougi au feu, et s’écriaient quand le condamné se reculait instinctivement : “Vous le voyez, il refuse d’embrasser l’image du Sauveur !” »
Face à l'impossibilité de prouver de quelque manière que ce soit l'association de malfaiteurs, la quasi-totalité des inculpés seront acquittés, dans un verdict qui sera paradoxalement applaudi par la quasi-totalité de la presse, comme le relève La France, qui explique :
« Cette approbation ne s’applique nullement aux anarchistes et à leurs théories ; elle ne s’adresse qu’aux jurés qui ont trouvé avec raison que ce procès, si longuement préparé, ne reposait, en dehors des cambrioleurs, sur aucun fait certain, prouvé, tombant sous le coup de la loi. »
Deux ans après le procès, l'un des accusés, le pédagogue et vulgarisateur de l'anarchisme Sébastien Faure, reviendra longuement sur les fantasmes suscités par la vague d'attentats anarchistes et l'emballement médiatique et judiciaire qui s'ensuivit :
« On avait affirmé et sur tous les tons, répété que la justice tenait l’indéniable preuve de l’entente établie entre tous les anarchistes, qu’ils soient propagandistes par l’écrit et la parole ou propagandistes par le fait.
À Paris, à Londres, à Barcelone, à Chicago et ailleurs, lisait-on dans les quotidiens de l’époque, siégeait une sorte de comité directeur, commandant à un parti puissamment organisé et possédant jusque dans d’infimes localités de vigoureuses ramifications.
Ces extravagances enfantées par le cerveau en délire de MM. les reporters [...] avaient surchauffé les imaginations en dramatisant tous les incidents auxquels était mêlé un personnage anarchiste. [...]
Visible fut la stupéfaction générale et l’indignation monta promptement au diapason de la déception ressentie.
Cette indignation s’exprimait ainsi :
“Eh quoi ! C’étaient ces hommes : philosophes, écrivains, orateurs, artistes, ouvriers, ingénieurs, petits commerçants, ces hommes dont la plupart ne s’étaient jamais vus, ces hommes dont la physionomie inspirait la sympathie et dont l’existence était toute de sincérité et de désintéressement, c’étaient là les alliés redoutables de cette terrifiante association de cambrioleurs et d’assassins qui, depuis plus de deux ans, frappaient d’épouvante les paisibles populations des campagnes et les agglomérations laborieuses des villes !” »
–
Pour en savoir plus :
La série de documentaires radio Histoire des anarchies, à écouter sur France Culture
Ravachol et les anarchistes de Jean Maitron, paru aux éditions Gallimard