La Mano Negra : la présumée société anarchiste qui terrorisait l’Andalousie
Dans les années 1880, le sud de l’Espagne voit incendies, pillages et enlèvements de propriétaires se multiplier. Pour le gouvernement, les coupables sont tout désignés : une mystérieuse organisation anarchiste aux méthodes violentes, la « Main noire ».
Des oliveraies et des vignes saccagées, des exploitations agricoles pillées et des incendies à répétition. À la fin de l’année 1882, les villes de Cadix, Jerez de la Frontera dévoilent un tableau dramatique d’une région où les contestations fourmillent et les revendications ouvrières s’intensifient.
La crise de 1879 a porté un coup sévère à l’économie de la province et surtout la succession de mauvaises récoltes a profondément touché le sud de la Péninsule, provoquant une longue période de famine. Et le froid d’un hiver glacial qui s’annonce.
Parallèlement, le mouvement ouvrier s’organise : 1879, c’est également la création du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), faisant craindre aux autorités un risque général de subversion.
En France, les journaux regardent d’abord d’un œil discret les événements. Le Temps rapporte ainsi le 7 novembre 1882 :
« Les populations ouvrières de Jerez en Andalousie ont manifesté quelques symptômes d’agitation, résultat de la terrible disette et des mauvaises récoltes qui ont affligé cette année le midi de la Péninsule et ont augmenté terriblement l’émigration vers nos provinces algériennes, purement causées par une misère affreuse, n’ont eu aucun caractère social, ni révolutionnaire. »
Une semaine plus tard, Le Journal des débats politiques et littéraires dépeint toutefois un climat bien différent :
« La crise alimentaire que le gouvernement n’a pas su conjurer à temps en prenant des mesures de prévoyance quand la sécheresse qui a désolé les provinces andalouses et la perte des récoltes qui en a été la conséquence ont laissé sans travail et sans ressources sur un grand nombre de points une population ouvrière assez considérable, commence à revêtir un caractère assez sérieux. »
Et conclut :
« Le caractère de ces grèves indique clairement qu’elles ont été inspirées par des fédération anarchistes et collectivistes. »
Les violences s’intensifient le 3 décembre 1882, lorsque Juan Núñez Chacón et son épouse Maria Labrador sont assassinés. Le lendemain on retrouve le corps sans vie de Bartolomé Gago Campos dit « Le Blanco de Benaocaz » dans sa ferme de la Parrilla à San Jose del Valle.
Assez vite les autorités désignent un coupable idéal : les membres de la Mano Negra, une étrange société anarchiste. La Justice relate :
« Les journaux de Madrid continuent de représenter sous les couleurs les plus terrifiantes et les plus ‘’internationales’’ les troubles agraires qui se produisent depuis quelques mois dans la contrée située entre Cadix, Xérèx, Arcos et Séville.[…]
Le tribunal secret des anarchistes aurait fait exécuter douze affiliés infidèles aux terribles règlements de l’association occulte à laquelle on attribue tous les crimes agraires commis depuis un an dans le midi de l’Espagne.
L’autorité judiciaire a saisi de nombreux documents et notamment des listes d’affiliés démontrant la connivence de la Main Noire avec l’Internationale et ses relations avec les anarchistes étrangers. »
Sous le simple motif d’appartenance à ladite organisation, le gouvernement de Sagasta, appuyé par la Guardia Civil espagnole, procède à des arrestations en masse.
Entre les mois de février et mars elles passent de 300 à 3 000 à Jerez de la Frontera et de 300 à 2 000 à Cadix d’après des chiffres affichés par le journal El Porvenir de Séville.
Les procès des accusés se tiennent à la hâte : ceux de la Parrilla, Arcos et la Venta Alta figurent parmi les plus importants et décisifs. L’on divulgue devant les tribunaux et dans la presse l’existence de cette société aux idéaux révolutionnaires, aux méthodes effroyables et des membres prêts à atteindre leur objectif « par le fer, le feu ou encore la calomnie » (extrait du règlement imputé à la Mano Negra). Les traitres ne sont pas admis et paient de leur vie leur parjure.
Supplice prétendument infligé aux membres délateurs de la Mano Negra, Le Monde Illustré, juillet 1883
Un dessein révolutionnaire et factieux que les autorités portées par le général Monforte ont découvert près – ou sous – une pierre dans un document intitulé « La Mano Negra. Règlement de la Société des Pauvres, contre ses voleurs et ses bourreaux. Andalousie ». Une seconde pièce est présentée devant les juges mentionnant « les Statuts » de l’organisation.
Une aubaine ou un prodige de la justice, qui constitue avant tout une raison évidente pour condamner des accusés dont les noms figurent sur les documents. Le lexique employé, affilié aux preuves, emprunte volontairement aux mandements rédigés par les associations de tendance anarchiste et socialiste de la décennie précédente et témoigne avant tout du secret dans lequel devaient se terrer les anarchistes andalous à partir de 1870.
Lorsque l’Association Internationale des Travailleurs (AIT), fondée à Londres en 1864, pénètre en Espagne en 1868 à la suite de la Glorieuse Révolution – la Septembrina – qui chasse la Reine Isabelle II, elle rencontre un succès non négligeable. Deux ans plus tard, une section espagnole voit le jour sous le nom de la Fédération Régionale Espagnole (FRE). Cette dernière est interdite en 1874 quand le général Manuel Pavía dissout les Cortes. La fin de la Première République espagnole est alors imminente.
Cette interdiction fait suite à deux événements majeurs : dans un premier temps la Commune de Paris, dont l’écho a renforcé la dynamique des courants socialistes et anarchistes, et l’insurrection ouvrière d’Alcoy lors de la révolution cantonale de 1873. À ce moment-là, le général Emilio Castelar avait fermement réprimé les partisans au soulèvement en les envoyant dans des bagnes en Afrique. Ainsi en 1874, l’AIT et ses partisans sont acculés vers la clandestinité dans un contexte où, au niveau international, l’AIT a de fait cessé d’exister.
Pour autant, il n’est pas question pour le mouvement de se dérober. Les réunions se tiennent dans un secret relatif, des sections régionales autonomes – les comarcas – sont créées, ainsi que de nombreux feuillets révolutionnaires aux tirages limités mais néanmoins essentiels.
Malgré les efforts, le nombre d’adhérents en pâtit et la FRE finit par être dissoute, avant de renaître en 1881 sous l’acronyme de la FTRE (Fédération des Travailleurs de la Région Espagnole). Le nouveau gouvernement de Canovas se voulant davantage libéral, la liberté d’association recouvre ses droits et avec elle la FTRE. L’AIT renoue alors avec la vie politique publique. Une transition qui ne manque pourtant pas de susciter des désaccords internes sur la voie à tenir entre anarchisme libéral ou collectivisme tandis que de nombreuses comarcas désirent conserver leur part d’autonomie.
Ainsi, lors des procès de la Mano Negra entre mai et septembre 1883, la FTRE nie tout lien avec le mouvement ouvrier et condamne des actes qu’elle décrit comme « l’œuvre de quelques illuminés ». L’on commence progressivement à mettre en doute l’existence de la Main Noire, arguant qu’il s’agirait là d’une légende fabulée par le gouvernement dans le but de réfréner l’organisation des ouvriers journaliers andalous.
Dans les colonnes du journal La France, le journaliste Raphael Paré tranche la question en quelques lignes :
« Nous ne nous trompions pas en affirmant, au retour de notre récent voyage en Espagne que la Mano Negra était un mythe et qu’il ne fallait y voir qu’une de ces sinistres inventions auxquelles les gouvernements aux abois ont souvent recours pour retenir par la terreur les populations qui sans cela leur échapperaient. [...]
Pas le moindre vestige de Mano Negra, pas la moindre trace de cette main fantastique, qui demeure introuvable malgré les recherches les plus minutieuses et les interrogatoires les plus captieux.
Les magistrats choisis pour cette affaire en perdent le peu de latin qu’ils savaient et se voient piteusement réduits à ne juger que de vulgaires assassins, eux qui croyaient avoir à sauver la société en envoyant à la potence des milliers de socialistes. »
Malgré l’ensemble pour le moins contestable des preuves exposées, le jugement des procès est rendu. Celui-ci est prompt et sentencieux : huit exécutions, parmi lesquels se trouvent Francisco Corbacho, Pedro Corbacho, Juan Ruiz, José Léon Ortega et Bartolomé Gago de Los Santos – cousin dudit Blanco, quinze condamnations à perpétuité et des centaines d’emprisonnés.
Les condamnés sont garrottés le 14 juin 1884. Le Matin témoigne :
« Jerez, 14 juin. Sept individus condamnés à mort pour participation aux actes de la Mano Negra, ont été exécutés, ce matin à huit heures. Les autorités avaient pris la précaution de faire entourer le lieu de l’exécution d’un fort cordon de troupes et de police.
L’affluence des curieux était considérable, mais tout s’est passé sans encombre. »
L’affaire semble close. Pourtant, vingt ans plus tard elle suscite à nouveau l’intérêt dans les journaux français socialistes. Le procès des prétendus anarchistes de Montjuich a une fois de plus ébranlé l’exécutif espagnol : une campagne se déploie pour la réhabilitation des huit hommes encore détenus, emmenée par la militante anarchiste Soledad Gustavo, alors à la tête du journal anarchiste Tierra y Lebertad.
En janvier 1903, elle fait parvenir une lettre à Charles Malato publiée dans L’Aurore, où elle conclut à l’invention et l’instrumentalisation de la Mano Negra :
« La Société des malfaiteurs La Mano Negra fut inventée par le commandant rural de Jerez de la Frontera, Tomes Perez Monforte, et par le capitaine de gendarmerie Olivier, de complicité avec des caciques de cette fertile et belle région, afin de tuer l’organisation ouvrière qui, en Andalousie, représentait une force beaucoup plus formidable qu’en toute autre région de l’Espagne. […]
Pour réussir dans leur entreprise diabolique, ils présentèrent cette société de malfaiteurs dénommée par eux Mano Negra comme un mélange d’association ouvrière et d’association de bandits. »
Une parole retentissante, défendue par Jean Jaurès lui-même dans les colonnes de La Petite République le 18 janvier 1903 :
« Il est impossible à l’Espagne, si elle se décide à regarder en face les huit malheureux qui depuis vingt-trois ans subissent toutes les souffrances, de leur dire avec assurance, ou même avec quelle probabilité : tu es coupable. […]
Ainsi, même pour ceux qui croient qu’il y a eu en effet une association de la Main Noire en Andalousie, l’existence présumée de cette association a servi de prétexte à des poursuites si arbitraires, soutenues par des moyens de torture odieux, que la révision de ces procès monstrueux, ou tout au moins une prompte amnistie s’imposent comme un devoir absolu. […]
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! Consciences de tous les pays, solidarisez-vous ! »
Des meetings sont alors organisés pour les victimes de la Mano Negra dans lesquels on retrouve un Jean Jaurès prononçant « une de ces harangues vibrantes, pleines de magnifiques images et de hautes pensées dont lui seul a le secret », les Temps Nouveaux publient une série de dessins de Paul Hermann accompagnés de textes du radical Georges Clémenceau, d’Elie Pécault ou encore Francis de Pressensé en faveur des condamnés.
Le 11 mars, le roi acculé « signe un décret commuant la peine des travaux forcés des condamnés de la Mano Negra, en celle de l’exil ».
Révélation d’un fantasme ou d’une véritable organisation extrémiste, l’affaire de la Mano Negra illustre avant tout le coup abrupt porté par les gouvernements successifs aux mouvements anarchiste et socialiste après le retour de la FTRE dans la vie politique publique en 1881, de même que l’essor de groupes d’ouvriers agricoles organisés.
La vérité de son existence n’est pas tant à chercher dans les procès des crimes qu’on lui impute en 1883 que dans l’étude de la persistance d’un mouvement contraint à la clandestinité et la nécessité d’une réorganisation toujours plus radicale au cours de la décennie précédente.
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Pour en savoir plus :
Clara E. Linda, La Mano Negra, Anarchisme rural, sociétés clandestines et répression en Andalousie (1870-1888), L’Echapée, 2011
Jacques Maurice, L’Anarchisme espagnol, Bordas, 1973
Morales Manuel. « La subcultura anarquista en España: el primer certamen socialista (1885) ». In: Mélanges de la Casa de Velázquez, tome 27-3, 1991. Époque contemporaine. pp. 47-60
Clara E. Lida, « Sobrevivir en secreto. Las conferencias comarcales y la reorganización anarquista clandestina (1874-1881) », in: Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, 2015