Écho de presse

Lugano, « repaire d’anarchistes » en Suisse ?

le 16/06/2020 par Michèle Pedinielli
le 09/06/2020 par Michèle Pedinielli - modifié le 16/06/2020
Les anarchistes Pietro Gori, Ettore Croce et Giovanni Borghett incarcérés à la prison de Lugano, Suisse, 1895 - source : Cambridge University-WikiCommons
Les anarchistes Pietro Gori, Ettore Croce et Giovanni Borghett incarcérés à la prison de Lugano, Suisse, 1895 - source : Cambridge University-WikiCommons

À la fin du XIXe siècle, le procès de l’anarchiste italien assassin du président Sadi Carnot révèle qu’une ville de Suisse abriterait une communauté de révolutionnaires ayant fui l’Italie. La presse française se pose la question sur leur impunité dans cette région du Tessin.

En août 1894, la France est toujours secouée par la vague de violence anarchiste déclenchée par les adeptes de la « propagande par le fait » depuis une dizaine d’années.

La bombe d’Auguste Vaillant à la chambre des députés en décembre 1893, l’attentat contre le café Terminus par Émile Henry et, surtout, le meurtre du président Sadi Carnot par Sante Caserio en juin 1894 mobilisent toutes les rédactions. L’audition de Caserio a démontré que celui-ci aurait séjourné plusieurs semaines à Lugano, une petite ville de la Suisse italophone.

En août 1894, tandis que s’ouvre le Procès des Trente et dans cette atmosphère de chasse aux anarchistes, l’attention des journalistes du Matin se reporte vers la bourgade suisse. Posé à quelques kilomètres de la frontière italo-suisse sur la rive du lac du même nom, cette ville aux allures de carte postale alpine possède, outre un charme indéniable, une particularité étonnante : elle abrite, au même titre que la ville de Nice d’alors, un certain nombre d’anarchistes ayant fui l’Italie.

Sans surprise, le journal conservateur Le Matin s’indigne de l’impunité dont les « compagnons » semblent jouir le long d’un reportage à charge  publié anonymement et au titre évocateur : « Histoire d’un crime ».

« On continue d'élever de petits Caserio à Lugano. Les conférences anarchistes y sont de plus en plus libres et dangereuses.

Après les événements de Sicile, la tentative contre Crispi, l'assassinat de M. Carnot, les anarchistes italiens affluèrent. Quelques compagnons italiens, établis depuis sept, huit, dix ans dans la localité, les y accueillaient, paraissaient leur procurer du travail, et, au besoin, répondaient d'eux s'ils étaient sans papiers et sans ressources.

II y a là toute une organisation d'une habileté extrême. On en connaît cependant la plupart des rouages. Pourquoi ne l'enraye-t-on pas ?

Qui reçoit les correspondances ? Qui paie les dépenses des compagnons de passage ? C'est le secret de Polichinelle. »

Toute une communauté s’est en effet installée dans ce village depuis plusieurs années, fuyant la répression du gouvernement italien de Francesco Crispi. La vie des réfugiés s’y est organisée en vue de poursuivre leur combat politique, et, selon les mots inquiets du quotidien catholique La Croix, de « provoquer au meurtre ».

« Depuis ce temps, les anarchistes ont acheté, au centre de la place du Marché, le théâtre de Lugano, qui est devenu leur quartier général. Ça y donne des conférences.

On enseigne aux compagnons étrangers à se servir du poignard et de la bombe, on leur apprend des chansons dont les couplets ne sont qu’une apologie de l’assassinat et une provocation au meurtre. C’est à cette école du crime que Caserio est allé de mars à juin 1893, apprendre comment on tuait les chefs d’État.

C’est là que l’on prépare la révolution sociale qui doit avant la fin du siècle détrôner tous les rois et tous les empereurs. »

Les têtes pensantes du mouvement sont connues. Parmi elles, on compte Pietro Gori, avocat et poète, ami de Sante Caserio et auteur du chant La Ballade de Sante Caserio après l’exécution du jeune anarchiste. Mais il n’est pas le seul théoricien sur place ; le Progrès de la Côte d’Or parle non sans exagérer d’une « sorte d'académie anarchiste ».

« Il existait à Lugano, pendant le séjour de Caserio (mars-juin 1893), une sorte d’académie anarchiste très ardente et très fréquentée.

À sa tête présidaient un Italien, nommé Milano, et un Suisse, Gagliardi.

Se souvient-on des lettres de menaces adressées en 1892 aux jurés de Ravachol ? Elles émanaient de Lugano et furent attribuées à ce Milano.

Ce dernier était en outre recherché par le gouvernement Italien pour propagande tendant à supprimer les institutions établies et menaçant la sécurité de la famille royale. »

Le reporter du Matin va dans le même sens, évoquant les moyens matériels à disposition des réfugiés politiques.

« On dit “Les anarchistes n'ont pas de fonds.” Alors qui a payé la location du café du Théâtre et celle du théâtre lui-même, devenus le centre, le palais des anarchistes ?

Ce théâtre, isolé au milieu de la vaste place du Marché, défie toute indiscrétion comme toute surprise. Aussi, chaque soir, grande réunion. On est complètement chez soi, isolés, à l'abri. On commence par lire les textes anarchistes. Puis Gori et Lavettere les commentent au point de vue théorique et non sans éloquence.

Viennent ensuite les exhortations violentes, les appels au meurtre, à l'explosion, aux incendies. C'est le lot des Gagliari, des Milano, etc. Sous leur parole enflammée, des gamins de dix-huit, vingt, vingt-deux ans se fanatisent et rêvent du martyr, en vengeant le héros des héros (Caserio). »

Pourquoi les anarchistes sont-ils ainsi protégés en Suisse ? On insinue que certaines institutions du Tessin préfèrent fermer les yeux par crainte de représailles.

« On n’ignore même pas à Berne ni au Tessin que, maladroitement du reste, les anarchistes ont adressé à M. Colombi, délégué au département de la justice de Bellenzano, une lettre de menaces, une croix noire sous laquelle se trouve écrit : Mémento.

M. Colombi en a été très impressionné et c’est ce qui explique les attitudes bizarres et contradictoires qu’il a prises lorsque la gendarmerie de Lugano a tenté d'interroger les avocats Gori et Podreider.

Ils ont donc commis un délit, précisé par la loi du 23 juillet, et cette loi dit que quiconque ne dévoile pas les délits de ce genre, peut être poursuivi et condamné comme le vrai coupable.

En ne poursuivant pas les anarchistes auteurs de cette lettre de menaces, le gouvernement tessinois s'expose donc à tomber lui-même, et de son plein gré sous le coup de cette loi. »

Pendant que la France et l’Italie combattent les théories révolutionnaires, la Suisse semble rester sourde aux demandes de ses voisines appelant à « détruire le repaire anarchiste ».

« Mais le gouvernement suisse répond aux observations de la France et de l’Italie :

“Vous avez une police et un budget considérables, nous n’avons ni police, ni budget. Pourquoi, si ces gens sont dangereux, les expulsez-vous au lieu de les emprisonner ?”

D’ailleurs, la Suisse jouit d’un renom d’hospitalité qu’elle ne veut pas perdre. Mazzini, Garibaldi, les membres de la Commune ont trouvé en Suisse un refuge.

Pourquoi les anciens compagnons de Garibaldi et les anciens membres de la Commune, qui eux aussi, ont préconisé et pratiqué l’incendie et l’assassinat, trouveraient-ils mauvais que nous donnions asile à des gens dont le crime est de s’inspirer de leurs doctrines révolutionnaires ?” »

Cible répétée des demandes du gouvernement italien : l’extradition de Pietro Gori, dont on pense alors qu’il aurait inspiré Caserio dans son attentat contre le président français.

« Le gouvernement italien a demandé maintes fois l’arrestation et l’extradition de Gori, mais il s’est heurté à un refus.

Gori est évidemment le plus intéressant des réfugiés italiens au Tessin. Il est le fils d’un commandant de gendarmerie en retraite ; c’est un avancé cultivé, sorte d’anarchiste scientifique qui a donné à Milan quelques conférences sur la sociologie de notre fin de siècle. »

En janvier 1895, Gori échappe lui-même à un attentat par balles à Lugano. Le gouvernement suisse est obligé d’agir et arrête le théoricien-compositeur avec dix-sept autres réfugiés.

Expulsé vers l’Allemagne, il compose alors sa chanson la plus célèbre, Addio Lugano bella. Le départ de Pietro Gori sonnera le glas de la communauté anarchiste italienne à Lugano.

Pour en savoir plus :

Pietro Di Paola, The Knights Errant of Anarchy: London and the Italian Anarchist Diaspora, Liverpool University Press, 2013

Davide Turcato, « Italian Anarchism as a Transnational Movement, 1885-1915 », in: International Review of Social History, 2007