Le mariage de Jessica Mitford, aristocrate rebelle et communiste
En 1937, la fugue de deux jeunes aristocrates britanniques tient en haleine la presse française : Jessica Mitford, fille du baron de Redesdale, et Esmond Romilly, apparenté à Winston Churchill, ont tous deux disparu. Leur destination : l’Espagne à feu et à sang.
Ils sont jeunes, beaux et se sont enfuis ensemble loin de leur famille. L’histoire est classique et n’aurait pas de raison de passionner les foules si les deux protagonistes n’étaient des rejetons de l’aristocratie britannique (il est le neveu de la femme de Winston Churchill) et que leur romance ne se déroulait sur fond de relations diplomatiques tendues entre la Grande-Bretagne et l’Espagne, alors en pleine guerre civile.
Début mars 1937, l’honorable famille Mitford charge personnellement le Premier ministre britannique Antony Eden de retrouver leur fille Jessica, âgée de 19 ans.
« Une décision prise aujourd'hui par le Foreign Office, alerté par une famille en émoi, a vivement intéressé l'opinion de Londres en raison de la qualité sociale du jeune garçon et de la jeune fille qu'elle concerne.
Les consuls britanniques de Bilbao et de Bordeaux ont reçu des instructions pour tenter de retrouver la trace d'Esmond Romilly, neveu de M. Winston Churchill, et de l'honorable Jessica Lucy Freeman Mitford, fille de lord et de lady Freeman Redesdale. »
Les deux amoureux se sont en effet retrouvés à Bilbao, dans le Pays basque espagnol. Esmond était déjà sur place en qualité de journaliste aux côtés des Républicains et Jessica, prétextant un « voyage à Dieppe », l’a rejoint clandestinement (les frontières viennent d’être fermées aux volontaires étrangers sur ordre du gouvernement de Franco). Ils sont rapidement localisés et Churchill envoie le torpilleur « Ecot » les récupérer pour les ramener côté français.
« Miss Mitford a été ramenée hier à Saint-Jean-de-Luz, avec un convoi de rapatriés grâce aux soins de M. Stephenson, consul de la Grande-Bretagne.
Il va sans dire, qu'une nuée de reporters se sont précipités vers la jeune et jolie miss à son débarquement, mais ils en furent écartés par M. Romilly, qui l’accompagnait toujours, avec des représentants des deux familles. »
Derrière la fugue romantique célébrée par la presse se cache en fait une histoire tout à fait politique. Les deux jeunes gens sont en rupture totale avec leur milieu social.
Esmond Romilly a 18 ans et il a déjà publié un livre à charge sur le système éducatif des public schools qui forment l’élite britannique. Devenu socialiste, il a fui Londres en octobre 1936 pour s’engager dans les Brigades internationales et ainsi combattre sur le front madrilène.
« Esmond Romilly, grand et robuste garçon aux cheveux roux et broussailleux, est le digne partenaire de la romantique Jessica.
Il y a trois ans, alors qu'il n'avait que quinze ans, ce jeune homme se signalait à l'attention de sa famille et du public en quittant son collège et fondant à Londres, une revue d'étudiants inspirée du plus pur esprit pacifiste.
Dans le courant de l'année dernière, il disparaissait et l'on apprenait soudain qu'il combattait à Madrid dans les rangs de la brigade internationale. »
Son bataillon décimé en décembre, il regagne l’Angleterre pour se faire soigner. C’est là qu’il rencontre Jessica Mitford, aussi rebelle et anticonformiste que lui.
« Decca », comme elle est surnommée, est l’avant-dernière des six sœurs Mitford qui vont occuper chacune leur tour les colonnes des journaux du XXe siècle.
Nancy et Deborah deviennent écrivaines, chroniqueuses de la vie mondaine britannique quand Pamela, qui préfère la campagne, épouse un millionnaire puis tombe amoureuse d’une cavalière italienne après son divorce.
Les trois autres sœurs vont s’affronter sur le terrain politique. Diana et Unity épousent très tôt (et au sens littéral) les idéologies fascistes et nazies : le mariage de Diana avec Oswald Mosley, chef du parti fasciste anglais, en 1936 se déroule chez le couple Goebbels, en présence d'Hitler et de Unity, amie intime du führer depuis le Congrès de Nuremberg en 1933.
Jessica, elle, est devenue communiste en 1932, à l’âge de quinze ans. Pour chaque swastika gravée sur les vitres du manoir par une bague de diamant (on ne détériore pas les antiques boiseries d’Asthall Manor, même pour afficher son idéologie), elle répond par une faucille et un marteau. Les sœurs ne se parlent plus. Au moment où Jessica s’enfuit en Espagne pour rejoindre Esmond et s’engager aux côtés des Républicains, Unity parade dans le cercle privé d’Hitler et Diana collecte des fonds allemands pour le parti de son mari.
Lorsque Jessica et Esmond sont rapatriés en France après leur fugue, ils font mine d’obéir à leur famille et montent dans un train en direction de Paris dans l’objectif affiché de rejoindre Londres, chaperonnés par l’une des sœurs de Jessica. Mais le voyage ne se passe pas comme prévu.
« M. Esmond neveu de M. Winston Churchill et miss Jessica Mitford, fille de lord Redesdale, se sont embarqués jeudi soir dans le rapide de Paris qui part de Saint-Jean-de-Luz à 22 h. 7.
Mais lorsque le convoi s'arrêta en gare de Bayonne, les deux jeunes gens, laissant Mme Rodd, sœur de la jeune fille, dans son compartiment, descendirent rapidement sur le quai où les attendaient deux personnes.
En leur compagnie, le couple sauta dans un taxi et se fit conduire dans un immeuble du quartier des Arènes. »
Et c’est au consulat britannique de Bayonne que les deux rebelles se marient quelques jours plus tard, dans un anticonformisme enjoué, hors de tout apparat et de tout service religieux. Tous deux mineurs, ils ont finalement arraché le consentement de leurs familles.
C’est un « mariage au magnésium » selon La Petite Gironde, tant les flashs des journalistes crépitent à chaque mouvement des jeunes gens. Lui voulait se marier en « salopette de milicien », ce sera finalement un costume sombre éclairé d’un œillet et d’une pochette rouge ; elle porte une cocarde aux couleurs du Pays basque sur son chapeau de paille. La noce est joyeuse jusqu’au bout :
« Esmond Romilly, pour mystifier tout le monde, voulait faire sortir sa femme au bras d’un journaliste. Finalement, il consentit à garder son sérieux jusqu’au bas des marches du vestibule et à poser une dernière fois pour les photographes. […]
Un dernier incident devait encore se dérouler avant de se mettre à table. En effet, à la sortie du consulat, une partie des invités avait disparu.
Esmond Romilly les chercha vainement, et c’est sa mère, Mme Romilly, qui, dans la voiture d’un photographe, dut faire le tour de la ville pour, enfin, découvrir le reste de la noce attablé à la terrasse d’un café ! »
Les époux restent quelque temps à Bayonne en espérant pouvoir repartir en Espagne. Devant l’impossibilité d’obtenir un visa, ils sont contraints de revenir à Londres, où ils vivent très modestement dans un appartement au-dessus d’un casino où Esmond travaille comme croupier. Jessica accouche d’une petite fille, Julia, qui meurt de la rougeole quelques mois plus tard. Le couple économise suffisamment pour déménager à New-York en février 1939 ; elle travaille dans une maison de couture tandis qu’il est pigiste pour de grands quotidiens.
En septembre, la guerre entre l’Angleterre et l’Allemagne est déclarée et Esmond s’engage dans la Royal Air Force. Leur seconde fille Constancia, naît le 9 février 1941. Le 30 novembre, l’avion d’Esmond est abattu en mer du Nord le 30 novembre 194. Il a 23 ans. Son corps ne sera jamais retrouvé.
Jessica se remarie en 1943 avec Robert Treuhaft, avocat du Mouvement des droits civiques. Ils adhèrent tous deux au parti communiste, qu’ils quittent en 1956 lorsque les chars soviétiques entrent à Budapest. En 1963, elle publie The American Way of Death, une enquête dénonçant le système des pompes funèbres aux États-Unis, best-seller qui conduit le Congrès à ouvrir une enquête sur les pratiques abusives de cette industrie.
Elle meurt en 1996 en Californie sans avoir jamais reparlé à sa sœur Diana. Selon ses vœux, ses cendres sont simplement dispersées en mer.