Quand les socialistes pensaient la nation : histoire d'une entente impossible
La « question nationale » a toujours été un sujet de controverses pour les socialistes. Langue, territoire, frontières, identité nationale... Dans son dernier ouvrage, l'historien Jean-Numa Ducange restitue la richesse des débats qui ont secoué la gauche tout au long de son histoire.
RetroNews : Pourquoi la « nation » n’a-t-elle rien d’une question primordiale dans les premiers temps du socialisme ?
Jean-Numa Ducange : Initialement, de nombreux socialistes considèrent que la question des nationalités est importante et doit être discutée à plusieurs niveaux. Les questions nationales traversent ainsi de nombreux textes de Marx et Engels dans les années 1850-1860, dont Le Manifeste du parti communiste, même si ce n’est certes pas leur priorité que d’en débattre en profondeur et longuement.
Mais, globalement, le sentiment partagé au XIXe siècle est que la question sociale et les luttes de classes sont plus importantes que celle de la nation. L’idée est que, comme le capitalisme continue de se développer et fait sauter les barrières progressivement, il finira par abolir les frontières, et la question se résoudra donc d’elle-même. Au cours du XIXe siècle, on considère que la question nationale n’est que stratégique et ponctuelle.
A partir de quand la gauche commence-t-elle à s’y intéresser ? Quels courants de pensée s’affirment alors ?
Des lendemains des révolutions de 1848 jusqu'aux années 1880, les socialistes portent des revendications stratégiques, notamment celle de l'indépendance de l’Irlande, alors sous la férule de l'empire britannique, et de la Pologne, sous celle de l’Allemagne, de la Russie et de l'empire autrichien. Mais c’est surtout à partir des années 1880 que la question des nations devient réellement présente car des nations se sont unifiées entretemps, notamment l’Allemagne et l'Italie en 1871. Or malgré le développement du capitalisme, de l'industrialisation et des luttes sociales, ces nations sont on ne peut plus persistantes.
La question nationale va dès lors se poser avec acuité, et les socialistes vont chercher à définir la nation. Nous, Français, pensons à Qu’est-ce qu’une nation ? de Ernest Renan (1882), qui est notre texte de référence sur la question. Mais les socialistes vont chercher à trouver leur propre définition. Nombre de questions vont alors se poser : la nation est-elle un progrès dans l'histoire ? Est-ce la culture, le territoire ou la langue qui prime ?
Ces questions deviennent d’autant plus incontournables que, dans les années 1880, les socialistes sont de plus en plus nombreux, et donc sont donc confrontés à un problème de communication élémentaire. A cet égard, l’espérantisme a été un bel espoir mais n’a pas eu de déclinaisons fortes dans le monde occidental…
Quels débats fondamentaux divisent alors les socialistes ?
L'un des premiers désaccords porte sur le protectionnisme : des barrières douanières concernant les marchandises venant de l’étranger sont-elles un progrès ou pas pour les ouvriers ? Plus largement, sur toutes les questions qui concernent la langue, le territoire, les frontières, l’identité nationale, il y a un débat… mais pas de consensus.
Certains pensent que la nation est temporaire, un produit de l'époque industrielle et bourgeoise que le socialisme va dépasser. D’autres pensent au contraire que c’est un cadre beaucoup plus structurel et majeur.
Il y a alors des débats extrêmement riches, notamment dans les grandes revues théoriques allemandes, entre les intellectuels français, roumains, russes, britanniques… Et ce qu’il en ressort, c’est que les définitions sont divergentes et qu’il est impossible de s’entendre pour fixer ce qu’est une nation.
Dans quelle mesure le rapport à la colonisation et à l’Orient a-t-il reconfiguré les relations entre gauche et nation ?
Alors que la question coloniale occupe une place grandissante à la Belle Époque, le débat s’oriente sur la question de savoir ce que sont une nation opprimée et une nation qui oppresse. Quand on est socialiste, peut-on défendre l’idée d’une culture française, allemande, britannique…. alors même que ce sont des nations qui colonisent, et donc qui oppressent.
Dans le cadre de la question coloniale, les socialistes s’interrogent : doivent-ils réclamer l'indépendance des peuples colonisés ou alors une réforme des empires ? Après tout, si tout le monde parle français dans de larges contrées, cela facilitera la communication, donc ne vaut-il mieux pas une très grande France maintenue mais réformée ? Ce débat est très long et très vif.
La question juive est également importante : le yiddish doit-il être valorisé ? Les Juifs ont-ils le droit à une autonomie territoriale dans certaines zones ? Il y a, là encore, des divergences sur quasiment tous les points.
Quels antagonismes fondamentaux divisent encore la gauche aujourd’hui ?
Il n’existe pas de consensus sur la question migratoire, sur celle des frontières, sur le protectionnisme… Certains à gauche considèrent qu’une nation souveraine et protectrice à ses frontières est indispensable pour avoir une politique de gauche dans le capitalisme mondialisé. D’autres pensent au contraire qu'il s'agit de « repli nationaliste » et qu’on ne peut pas mener de politique progressiste si l'on est sur un mode national-étatique.
Les premiers débats, notamment sur la question du protectionnisme, remontent aux années 1880-90, avec par exemple l’adoption des tarifs Méline en France, en 1892. Faut-il protéger certains produits agricoles français ? Ces débats se reposent aujourd’hui pour l'agriculture européenne et française, et posent notamment la question de la souveraineté. Or aujourd’hui, il n’y a pas d’espace politique de débat où toutes ces questions liées à la nation pourraient être posées.
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Jean-Numa Ducange est historien, professeur des Universités à l’université Rouen-Normandie, membre junior de l'Institut Universitaire de France. Son ouvrage Quand la gauche pensait la nation. Socialismes et nationalités à la Belle époque est paru en 2021 aux éditions Fayard. Il paraîtra en 2023 en chinois et en anglais.