La création avortée d’une « Jeanne d’Arc de gauche »
Dès la Belle Époque, une certaine frange laïque de l’opinion tente d’arracher la figure de Jeanne d’Arc aux ultra-conservateurs. Mais c’est le Parti communiste qui, au détour des années trente, fait de la Pucelle une véritable « héroïne du peuple ».
Le personnage de Jeanne d’Arc a fait, nous l’avons vu, l’objet de maints usages politiques au début du XXe siècle, que ce soit de la part des catholiques qui ont poussé à sa canonisation, ou des féministes, qui en ont fait très rapidement l’une des leurs. Mais la gauche, y compris la plus radicale, n’a pas été en reste et s’est elle aussi régulièrement emparée de cette figure.
Cette réappropriation a été d’autant plus naturelle que, tout au long du XIXe siècle, la pucelle d’Orléans a d’abord été un symbole républicain avant d’être réclamée par les autorités ecclésiastiques. Son image a en effet été associée a celle des allégories féminines de la liberté comme Marianne.
Aussi, des orateurs et des journalistes de gauche se sont plu parfois à établir un parallèle entre de célèbres militantes et l’héroïne du XVe siècle. En novembre 1880, Louise Michel, à peine revenue de ses années de déportation en Nouvelle-Calédonie, est acclamée à l’Élysée Montmartre par Charles Ferdinand Gambon, lui-même ancien communard, comme la « Jeanne d’Arc de la révolution sociale » ainsi que le rapporte Le Soleil.
D’autres journalistes font rapidement la même comparaison. Le Petit Caporal, le 3 décembre 1880, qualifie Louise Michel de « Jeanne d’Arc du pétrole » alors que le 12 du même mois, L’Écho de l’arrondissement de Bar-sur-Aube voit en elle plus simplement « la Jeanne d’Arc de la Commune ». En 1888, dans Le Cri du Peuple, fondé par Jules Vallès, c’est au tour de Paul Verlaine, dans un poème en l’honneur de la communarde, d’expliquer qu’elle est une « presque Jeanne d’Arc ».
Voyant certainement Jeanne d’Arc comme une héroïne populaire, certaines ouvrières s’emparent elles-mêmes de sa figure pour mieux mobiliser leurs camarades de lutte, comme on peut le constater lors de la grève qui éclate dans l’industrie sidérurgique à Saulnes (Meurthe-et-Moselle), non loin de Longwy, en 1905.
« Les femmes des grévistes, rapporte La République française le 31 juillet 1905, ont toutes arboré des cocardes rouges ; parmi celles-ci, l’une des plus intrépides, dont je vous ai déjà entretenu, est la veuve Clerc, née Braconnier, femme d’un ancien capitaine des douanes.
Elle jouit de la confiance des grévistes qui l’ont surnommée la “Jeanne d’Arc de Saulnes”. C’est elle qui, dans les manifestations, caracole sur un cheval au milieu des ouvriers, tenant en ses mains, non l’antique bannière fleurdelysée, mais un drapeau rouge. »
L’affaire marqua les mémoires dans le bassin de Longwy, d’autant que la région de la Lorraine est fortement associée au souvenir de la Pucelle. On retrouve par exemple une carte postale d’époque montrant la « Jeanne d’Arc de Saulnes » à cheval dans un livre consacré à l’histoire locale publié en 1982. Pourtant, ce type de manifestation reste, à notre connaissance, rare en France, d’autant plus que les trois premières décennies du XXe siècle voient les conservateurs catholiques s’emparer de la figure de la Jeanne.
Longtemps, la réponse de la gauche consistera à rappeler que Jeanne d’Arc a été brûlée par l’Église et que celle-ci n’est pas légitime pour se réclamer de sa mémoire.
Parfois, les militants laïcs iront jusqu’à défier l’extrême droite pendant les manifestations qu’elle organise en mai autour de la figure de Jeanne d’Arc. Début juin 1913, plusieurs groupes de gauche tentent ainsi de déposer une gerbe devant la statue de Jeanne d’Arc (très certainement celle de la place des Pyramides). Le rassemblement n’est pas autorisé par le gouvernement, au grand dam du Radical qui s’insurge en une le 2 juin 1913 en titrant « Le culte de Jeanne d’Arc interdit aux Républicains » avant de raconter :
« Les jeunesses des organisations réactionnaires ont manifesté librement devant la statue de Jeanne d’être, il y a trois semaines.
Hier, le ministère a défendu aux étudiants laïcs de déposer une couronne au pied de cette même statue. Cette couronne portait cette inscription : “À la mémoire de Jeanne d’Arc, trahie par son roi, brûlée par les prêtres”.
En lisant ces mots, le gouvernement de la République fut indigné. Il mobilisa un commissaire de police et trois cents agents contre ces deux lignes d’histoire. »
Les années 1920 voient un net basculement du culte de Jeanne d’Arc du côté des conservateurs, notamment après sa canonisation et la mise en place concomitante d’une fête nationale qui lui est dédiée. Mais après la victoire du Front populaire en avril 1936, le Parti communiste français tente de reprendre à son compte la figure de la jeune Lorraine, en retournant contre elle la rhétorique de l’extrême droite. Celle-ci avait fait de la pucelle le symbole de la lutte de la France chrétienne contre les Juifs et les francs-maçons, perçus comme des « agents de l’étranger ». Les communistes, face au nazisme qui menace, font eux de Jeanne d’Arc l’emblème de leur combat contre les ligues, présentées comme des sbires de l’Allemagne.
Dès 1936, alors que l’extrême droite défile, L’Humanité explique, dans l’oreille gauche de sa page de Une :
« NON, Jeanne d’Arc n’appartient pas aux royalistes et aux fascistes hitlériens. La paysanne de Lorraine qui s’était levée contre les factions alliées de l’étranger et qui fut livrée par son roi, appartient au peuple de France. »
Un an plus tard, des militants proches du PCF, toujours en marge de la fête de Jeanne d’Arc, déposent à Paris, place des Pyramides, une couronne tricolore. L’Humanité titre, là encore en Une, « Jeanne d’Arc est au peuple ! » Puis, Marcel Cachin, directeur du journal et sénateur de la Seine, d’expliquer, dans le contexte de la Guerre d’Espagne :
« Les fêtes de la jeune Lorraine, brûlée vive à Rouen, ont été accaparées par les fascistes, et c’est pourquoi le vrai peuple de France s’est jusqu’ici abstenu de se mêler à ces cérémonies. […]
Ces gens-là n’ont nul titre à glorifier Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc appartenait à la plus modeste paysannerie française. […] Eux et les leurs ne furent jamais que les éternels exploiteurs du peuple. Jeanne d’Arc est au peuple, non à eux.
Alors que Jeanne d’Arc boutait l’ennemi hors de France, eux, les fascistes, font appel aux pires ennemis de la France pour sauver les privilèges des nantis. Les mêmes chefs fascistes qui déposaient des fleurs à la place des Pyramides font le voyage de Burgos pour offrir des épées d’honneur aux généraux hitlériens Mola, Franco et consorts. »
Dans cette bataille culturelle pour contrôler le symbole de Jeanne d’Arc, le PCF sait user de ses différents médias. Le magazine Regards, dans son édition du 14 mai 1936 (soit juste après la fête nationale consacrée à la jeune Lorraine), propose une page intitulée « Jeanne d’Arc, fille du peuple devant ses juges ». L’illustration qui l’accompagne ne montre pas la pucelle en train de combattre ou d’aider au couronnement du roi, mais face au tribunal ecclésiastique qui la condamna au bûcher, manière d’accuser l’Église d’avoir participé au martyr de l’héroïne nationale.
Pareillement, le 11 mai 1939, Regards annonce la tenue d’une fête « organisée par l’Union des Jeunes Filles de France » en présence de Maurice Thorez, secrétaire général du PCF, dans laquelle le public pourra assister à « 4 scènes historiques » :
« - Le Bûcher de Jeanne d’Arc.
- Allégresse populaire après la prise de la Bastille.
- Le Mur des Fédérés.
- La victoire du Front populaire. »
Ce spectacle constitue un moyen pour le Parti communiste de proposer sa propre version du roman national. Celui-ci, commencé avec Jeanne d’Arc, serait une suite de défaites et de martyres (le bûcher d’Orléans ; le mur des Fédérés, etc.) suivie de victoires glorieuses (la prise de la Bastille puis le Front populaire) qui marqueraient, après une longue épopée, le triomphe du peuple français.
Mais c’est la guerre, la Résistance et la Libération qui permettent au PCF de s’emparer, un temps, de la figure de Jeanne d’Arc. Dès le 24 août 1944, alors que les combats font encore rage dans Paris, L’Humanité, qui vient juste de reparaître, célèbre la lutte des résistants et des FTP en les comparant à des personnages historiques parmi lesquels figure, au milieu de héros de la Révolution française qu’elle semble annoncer, la Pucelle d’Orléans :
« Faisant preuve d’une bravoure inégalée, et se hissant au niveau des Bara et des Viala, des Hoche et des Marceau, des Jeanne d’Arc et des Jeanne Hachette, la jeunesse de Paris est partout où se déroule le combat. »
Pour réclamer comme sienne la mémoire de Jeanne d’Arc, le PCF bénéficie dans l’immédiate après-guerre de nombreux atouts. Son aura de « parti des fusillés » fait de ses membres ceux qui, à l’instar de la Pucelle, ont chassé un ennemi du sol national. Pareillement, on compare le martyre de Jeanne sur le bûcher à celui des militants morts sous les balles de la Milice ou de la Gestapo. Dans le film de propagande Nous continuons la France diffusé en 1946 par le PCF (et disponible sur le site Ciné-archives), le narrateur explique ainsi :
« Jeanne d’Arc.
Ceux qui jadis la brûlèrent la représentent aujourd’hui comme une sainte. Mais Jeanne appartient au peuple. Incarnation populaire du sentiment nationale, emprisonnée, torturée, brûlée vive, Jeanne se place dans la longue lignée des patriotes qui luttèrent et moururent pour que vive la France.
Jeanne a connu ces mêmes cachots où tant des nôtres furent emprisonnés comme elle, et comme elle torturés. Le même amour les soulevait. »
Très vite, le Parti communiste trouve, parmi ses militantes décédées durant le conflit, une figure qui peut incarner à leurs yeux une Jeanne d’Arc moderne : il s’agit de Danielle Casanova, fondatrice de l’Union des jeunes filles de France (celle-là même qui, en 1939, organisa un spectacle mettant en scène « le bûcher de Jeanne d’Arc ») morte en déportation à Auschwitz le 9 mai 1943. La date de son exécution correspond parfaitement avec la fête de la Victoire (créée en 1946), mais aussi avec celle de Jeanne d’Arc, instaurée en 1920. Cette double coïncidence permet au PCF d’arriver à ses fins. Désormais, pour quelques années, Jeanne d’Arc devient une figure ancrée à gauche.
Le 29 avril 1949, L’Humanité diffuse ainsi un communiqué de l’Union des femmes françaises (association fondée en 1944 à l’initiative du PCF) sous le titre « Le 8 mai. Les Françaises honoreront la mémoire de Jeanne d’Arc et Danielle Casanova. »
« Le 8 mai évoque pour toutes les Françaises deux noms glorieux qui resteront dans leur cœur le plus pur symbole des traditions nationales : Jeanne d’Arc et Danielle Casanova. […]
Jeanne d’Arc, fille du peuple, lutta et mourut pour l’indépendance nationale, pour l’unité, pour la France […].
Comme Jeanne d’Arc, Danielle Casanova donna sa vie pour la libération de la patrie. À l’heure où la Paix est de nouveau menacée, les Françaises ont le devoir d’honorer ces deux héroïnes nationales. »
L’appel est de nouveau relayé au rez-de-chaussée de la Une de L’Humanité le 7 mai 1949 « Fête de Jeanne d’Arc. Les Parisiennes iront en masse déposer des fleurs au pied de la statue de l’héroïne de l’indépendance nationale. ».
Le 9, le quotidien communiste met sur sa première page une photo du rassemblement auquel a participé notamment Jeannette Vermeersch, épouse de Maurice Thorez et députée de la Seine. On y voit des femmes manifester devant la statue de Jeanne d’Arc place des Pyramides, celle-là même où l’Action française et les ligues des années 1930 allaient rendre grâce à la Pucelle.
Cette mobilisation massive a pour but évident de désaffilier Jeanne d’Arc et sa fête des ultra-conservateurs en la confondant avec celle de la victoire face au nazisme et à la célébration de Danielle Casanova. Le PCF veut également éviter que, dans un contexte de Guerre froide qui s’annonce, la droite récupère la figure de la Lorraine, d’autant que le général de Gaulle l’a plusieurs fois évoquée dans ses discours alors qu’il était le chef de la France Libre.
En s’attribuant les atours de Jeanne d’Arc, les communistes français désirent ainsi paraître comme les seuls garants de l’indépendance nationale, non plus face aux Allemands, mais cette fois contre les Américains. Pour accomplir cette récupération de la figure de Jeanne d’Arc, le PCF, on le voit, met tous les moyens à sa disposition. Il ne s’agit plus de quelques militants qui dressent des comparaisons flatteuses, comme en 1880, ou d’ouvrières isolées qui se parent des atours de la Lorraine, mais bien d’organisations structurées qui tente de mobiliser les femmes, et ce d’autant plus que celles-ci viennent d’obtenir le droit de vote.
Ce faisant, le PCF reproduit la tactique de l’Église catholique qui, au beau milieu de la Belle époque, avait voulu mobiliser les femmes sous l’égide de Jeanne d’Arc. Mais, en cette fin des années 1940, après plus d’un demi-siècle de combats acharnés, la bataille pour la possession de la mémoire de la Pucelle s’achevait, pour un temps du moins, sur une victoire de la gauche.
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Pour en savoir plus :
Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’Histoire, Paris, Albin Michel, 1993.
Yann Rigolet, « L’homme providentiel est-il une femme ? La figure de Jeanne d’Arc de 1789 à nos jours », Parlement[s], Revue d’histoire politique, n° 13, 2010
Yann Rigolet, « Entre procès d’intention et générations successives : historiographie du mythe Jeanne d’Arc de la Libération à nos jours », in : François Neveu (dir.), De l’hérétique à la sainte : Les procès de Jeanne d’Arc revisités, Caen, Presses universitaires de Caen, 2012