Au bagne par Albert Londres en 1923
Une loi de 1854 marque la création des bagnes hors du territoire métropolitain. La Guyane, qui après l'abolition de l'esclavage en 1848, manquait de main-d'œuvre, devient ainsi terre de bagne. Il aura vu passer plus de 75 000 détenus, avec des taux de mortalité parfois supérieurs à 20 %.
Une enquête sur le terrain
Le Petit Parisien publie le 8 août 1923 le premier volet du reportage d’Albert Londres intitulé « En voguant vers la Guyane », « une enquête passionnante, accomplie patiemment et consciencieusement dans le monde des "bagnards" ». Le journaliste s’engage à dire « avec une égale liberté, ce qu’il a vu, entendu et pensé ».
Chaque jour ou presque pendant un mois, Londres raconte ainsi ses rencontres, ses séjours dans l’île Royale, une des îles du Salut jusqu’à Saint-Laurent-du-Maroni, « la capitale du crime » d'après Le Petit Parisien. Il fait découvrir au grand public les pratiques du système judiciaire, par exemple la loi du doublage : chaque détenu au terme de sa peine, a l’obligation de résider dans la colonie pendant un temps égal à la durée de celle-ci.
« Le jury, ignorant, condamne un homme à deux peines. Le but de la loi était noble : amendement et colonisation, le résultat est pitoyable. Et ici, voici la formule : le bagne commence à la libération. ». Le Petit Parisien du 7 septembre 1923 annonce que l’enquête est désormais terminée. Il rappelle qu’il ne s’agissait pas de créer un apitoiement pour des hommes « que, légitimement la société a éloignés d’elle parce qu’ils constituaient pour elle un danger. ». Et à cette occasion, le journal donne la parole à maître de Moro-Giafferi, avocat d’assises (il a plaidé pour Landru) et membre du Parlement pour qu’il donne sa conclusion à l’issue de l’enquête menée par Albert Londres.
L’avocat salue le reportage qui a permis d'« appeler l’attention publique sur les laideurs stériles de ce cloaque, où croupit une humanité sans espoir ». Et il affirme que « Le législateur, quelque jour, devra s’inspirer d’une pensée moins farouche et corriger l’excès inutile des rigueurs que le journaliste nous a dénoncées. ».
Quelques dissonances médiatiques
Le Figaro du 1er septembre 1923, de manière un brin ironique, salue « un reporter lyrique » qui « connaît présentement un grand succès et très mérité : non seulement il intéresse ses lecteurs, mais encore il les attendrit sur le sort des forçats. ». Il observe la médiatisation de l’enquête : « déjà d’autres journalistes s’émeuvent et parlent de la réforme nécessaire des services pénitentiaires ». Tout en reconnaissant « la tristesse d’un oiseau de proie enfermé dans une cage » le Figaro préfère s’apitoyer davantage sur les victimes, « sur les nids arrachés de l’arbre ».
L’Humanité elle aussi, assez étonnamment, fait entendre quelques dissonances le 5 novembre 1923 : « Un journaliste bourgeois a visité les bagnes de Guyane et publié ses impressions. Le bon populo y trouve des descriptions de tatouages, l’argot du bagne et l’histoire de ce condamné de la haute qui à l’île du Diable apprivoisait les requins ( ! ) tellement il était isolé (on oublie la femme du gardien). Ainsi, pendant que les esprits sont occupés de Cayenne, on assassine journellement les soldats de la guerre du droit en pleine France ».
Un impact conséquent
Reste que c'est bien la grande enquête d'Albert Londres qui déclenche l'intérêt des médias et du public pour cette cause.
À sa parution, en 1923, le reportage dans Le Petit Parisien rencontre un succès important, en raison, notamment, de la qualité des clichés du photographe qui suivait Londres et de la publication sous forme de feuilleton que le lecteur suit d’épisode en épisode. Cette première forme de journalisme d'investigation vient infléchir les politiques. Le Petit Parisien du 30 octobre 1923 rapporte ainsi la nomination d’un nouveau gouverneur qui « part pour la Guyane où il va effectuer les réformes nécessaires ».
Le Temps du 17 septembre 1924 annonce que « le bagne est supprimé : il ne reste plus que des forçats » mais il n’en est rien, seul le cachot est aboli et les conditions de vie et de travail y deviennent un peu moins dures. Il faudra attendre 1938 pour que sous le gouvernement Daladier Gaston Monnerville, député de Guyane, puis sous-secrétaire d'État aux Colonies, réussisse, enfin, à faire admettre la suppression des bagnes.
Dans cet intervalle de temps, un autre homme, Charles Péan, un officier salutiste suisse s’est « mêlé à la vie du bagne », « durant un long mois » pour reprendre les termes du Petit Journal du 21 septembre 1928. Il y était pour « étudier sur place les habitudes du pénitencier, les obligations qu’il comporte » et « soulever un coin du voile immense, qui au-delà d’un océan infesté de squales, enveloppe le passé des bannis, criminels ou voleurs… ». À son retour de Guyane, il publie lui aussi un témoignage, Terre de bagne. Londres avait fait école...
Albert Londres (1884-1932)
Albert Londres [voir notre article introductif à ses travaux], né en 1884, écrit son premier grand article en 1914 en tant que correspondant de guerre à l’occasion des bombardements sur la cathédrale de Reims. Il devient correspondant étranger sur le front d’Orient pour Le Petit Journal qui le licencie en 1919. Dans les années 1920 il se rend en Asie (Japon, Chine et Inde) et écrit pour Le Petit Parisien. En 1923, son reportage Au bagne à Cayenne rencontre un grand retentissement. Éclectique, il s’intéresse également au Tour de France et disparait dans des circonstances mystérieuses en 1932 lors de l’incendie du Georges Philippar paquebot qui revenait de Chine.
Le bagne des îles du Salut en Guyane