Archives de presse
Les Grands Reportages à la une
Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
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Au XVIIIe siècle, la France se penche sur une invention médicale hollandaise visant à sauver les noyés à l’aide d’un soufflet et d’un peu de tabac. Insérés dans le rectum du mourant, ils font alors office de « défibrillateurs ».
Prompte et attentive à contribuer aux progrès de l’humanité, la Gazette du commerce se fit à plusieurs reprises l’écho, dans les années 1770, d’une innovation remarquable qui venait d’être mise en place par une société de particuliers à Amsterdam. Cette société diffusait depuis 1767 les méthodes, encore méconnues, permettant de faire « revivre les noyés ».
Elle avait de plus institué tout un système encourageant et facilitant la mise en pratique de ces réanimations : récompenses offertes aux sauveteurs, et mise à disposition d’instruments propres à sauver les noyés. Cette entreprise philanthropique, particulièrement pertinente au siècle des Lumières, ne pouvait manquer d’attirer l’attention et de susciter l’admiration. En attendant qu’une telle institution soit imitée en France, il s’agissait au moins d’en faire la publicité et de contribuer, par le biais de la presse, à la diffusion de connaissances aussi importantes : il en allait de la vie des concitoyens – et par là même, du fondement de la richesse du royaume.
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Aux origines du grand reportage : les récits de huit reporters publiés à la une entre 1881 et 1934 à découvrir dans une collection de journaux d’époque réimprimés en intégralité.
La Gazette du commerce saisit donc toutes les occasions propres à ce dessein, relayant ainsi, par exemple, les efforts de la Société d’agriculture, du commerce et des arts de Nantes, qui partageait les mêmes préoccupations. Voilà donc retranscrites, pour le bien général, les recommandations amstellodamoises, dans le numéro du 3 mars 1770 :
« Premièrement, il faut souffler dans le fondement du noyé, au moyen d’une pipe ordinaire, d’un tuyau, d’une gaine de couteau ou d’un fourreau d’épée, dont on aura coupé le bout, ou d’un souflet [sic].
Plus cette opération sera prompte, forte & continue, plus elle sera avantageuse ; elle deviendra encore plus efficace, si l’on se sert d’une pipe à fumer, ou d’un fumigateur, pour introduire dans le corps du noyé, au lieu d’air simple, la fumée chaude & pénétrante du tabac.
On ne peut mettre trop de célérité dans cette première opération qui peut avoir lieu au moment même où le corps est tiré de l’eau, soit sur un bateau, soit sur le rivage, & en quelque lieu que le noyé soit posé. »
Il convient d’indiquer, pour réduire, même un peu seulement, l’étrangeté quelque peu violente de la pratique à nos yeux du XXIe siècle, que les épées du XVIIIe siècle étaient fines (quelques centimètres à la garde) et pointues – leur fourreau conséquemment de même.
Après cette insufflation de tabac, il s’agit de réchauffer le noyé, ou par frictions, ou en écorchant un mouton sur-le-champ pour couvrir le noyé de sa peau encore chaude, ou, s’il se trouve « une personne saine qui auroit le courage », en se couchant nu dans un même lit contre la victime.
Les efforts de la Société d’agriculture de Nantes portèrent bien vite leurs fruits, toujours relayés par la Gazette du commerce. Le 9 mai suivant, un batelier tomba à l’eau, y resta « environ un quart d’heure », et semblait parfaitement mort lorsqu’il fut enfin repêché. Le directeur de la Société, un médecin très pertinemment nommé Bonamy, accourut pour secourir la victime. On fit de son mieux pour la réchauffer, en attendant « les pipes & le tabac à fumer qu’on avait envoyé chercher ». Enfin :
« Aussi-tôt [sic] que les pipes & le tabac furent arrivés, un des camarades du noyé chargea une des pipes, & lui en souffla la fumée dans l’anus, la bouche & les narines, ce qu’il exécuta à diverses reprises.
À la seconde pipe, & environ trois quarts d’heure après que le noyé eut été retiré de l’eau, il commença à donner quelques signes de vie ; il lui survint une espèce de râle ou sterteur semblable à celui d’un homme tombé en apoplexie, ou prêt à expirer.
À la troisième pipe, il s’agita de tout son corps, de manière que trois hommes robustes avoient de la peine à le contenir, & il se mit à faire des hurlements. On lui fit alors sentir de nouveau de l’eau de Cologne & de l’eau de la Reine de Hongrie, dont on lui frotta les tempes & les bords des lèvres, sans discontinuer d’introduire de la fumée de tabac dans l’anus. »
Le soir même, le noyé sauvé des eaux reprit son bateau, pour remonter la Loire jusqu’à Ancenis. Mais il ne s’agissait que d’un cas isolé – la société de secours aux noyés d’Amsterdam en comptait, elle, des dizaines par an.
La Gazette du commerce ne doutait pas (et ainsi formulé, cet avis avait valeur d’incitation) « qu’un établissement aussi nécessaire, ne s’étende dans peu de tous côtés ». La suite lui donna raison : en 1772, Paris se dotait d’un établissement semblable, organisé par Philippe-Nicolas Pia, qui venait de sortir de la charge d’échevin de cette ville.
Zélé et compétent en la matière – il était apothicaire de profession –, Pia créa même une « boîte fumigatoire », contenant le matériel propre à administrer le traitement le plus efficace (la fumée de tabac dans le derrière des noyés). Celle-ci fut disposée à intervalles réguliers le long des quais de la Seine, et, dès l’année suivante, la Gazette pouvait se réjouir de la diffusion de ces boîtes dans tout le royaume de France.
Pour insolite qu’elle puisse paraître aujourd’hui, la chose était on ne peut plus sérieuse, et la même revue pouvait sans ciller faire la réclame d’une machine perfectionnée, et inciter les notables à devenir bienfaiteurs de leur peuple en s’en procurant une :
« On doit regarder comme une des découvertes les plus importantes pour l’humanité les boites fumigatoires destinées à rappeler à la vie les noyés. […]
La boîte fumigatoire inventée ou perfectionnée par M. Gardane, Médecin de la Faculté de Paris, si connu par son zèle & ses talens [sic], l’emporte sur toutes les autres par sa simplicité […].
Il n’y a point de Seigneurs, de Curés ni de Particuliers aisés dans le nombre de ceux dont les possessions se trouvent situées le long des rivières, des lacs, des étangs ou pièces d’eau, qui ne doivent se faire un devoir d’avoir au moins un de ces instrumens salutaires. »
D’une certaine manière, ces remarques enthousiastes étaient bien fondées : l’Europe voyait se multiplier des établissements inédits, destinés à mettre en pratique la réanimation. Dans toutes les grandes villes arrosées par un fleuve, un lac, ou bordées par la mer, et dans une multitude de plus petits bourgs, les boîtes fumigatoires firent leur entrée sur la voie publique ; comme les défibrillateurs se multiplient de nos jours. Il s’agissait là de la première forme de médecine urgentiste – innovation majeure et sujet de la plus haute importance.
Si la réanimation ne devait plus quitter le devant de la scène médicale, la pratique-phare du XVIIIe siècle, l’insufflation anale de fumée de tabac, commença à être critiquée sérieusement dans la première moitié du siècle suivant. C’est avant tout l’isolation de la nicotine, et la découverte de son caractère mortel à forte dose, qui décrédibilisèrent la pratique.
Néanmoins, si la pratique perdit sa prééminence, elle faisait toujours partie des recommandations officielles au milieu du XIXe siècle. Il s’agissait, comme le rapporte ici Le Siècle, du dernier recours. La description, émaillée de détails peu engageants, témoigne bien de la réalité de la mise en œuvre de la méthode :
« Dans le cas où, après une demi-heure d’administration assidue, les secours indiqués plus haut auraient été inutiles, et où le noyé ne donnerait aucun signe de vie, si le médecin n’était pas encore arrivé, on pourrait recourir à l’insufflation de la fumée de tabac dans le fondement.
Voici la manière de la pratiquer : L’appareil qui sert à cet usage se nomme appareil fumigatoire. Pour le mettre en jeu, on humecte du tabac à fumer, on en charge le fourneau formant le corps de la machine fumigatoire, et on l’allume avec un morceau d’amadou ou avec un charbon ; ensuite, on adapte le soufflet à la machine : quand on voit la fumée sortir abondamment par le bec du chapiteau, on ajoute la canule, qu’on introduit dans le fondement du noyé.
On fait mouvoir le soufflet, afin de pousser la fumée dans les intestins.
Si la canule se bouche en rencontrant des matières dans le fondement, ce qu’on reconnaît à la sortie de la fumée au travers des jointures de la machine, ou à la résistance du soufflet, on la nettoie à l’aide de l’aiguille a dégorger, et l’on recommence, en ayant soin de ne pas introduire la canule aussi profondément. »
De dernier recours, l’insufflation de fumée de tabac tombe silencieusement dans l’oubli dans les décennies suivantes.
Lorsqu’elle réapparaît, c’est en tant qu’objet ancien de curiosité, et pour l’étonnement et l’amusement des témoins – et des lecteurs ; la pratique a perdu sa gravité. Tombé sur une ordonnance du siècle des Lumières à propos du traitement de la noyade, un rédacteur du Grand Écho de l’Aisne écrit ainsi en 1930, amusé :
« J’ai trop le respect de mes lecteurs pour ne pas apporter la plus grande fidélité dans la transcription d’un texte. [...]
N’étant point versé dans la science médicale, j’ignore si les pratiques ordonnées par l’illustre Intendant pour rappeler les noyés à la vie sont efficaces.
En tout cas, le tableau ne devait pas manquer de pittoresque. On tire le noyé de l’eau, on le dépose sur la berge du canal, on le déshabille. Les assistants donnent l’un sa chemise, l’autre son gilet de flanelle ou ses chaussettes ; on insinue au patient, où vous savez, une canule ou tout autre tuyau et chacun vient à son tour insuffler de la fumée de tabac. »
Quelque dix-huit ans plus tôt, en 1912, Le Journal s’étonnait avec le même amusement du fait que la pratique fût encore tentée (en vain) par des marins bretons, comme venait de l’observer, à sa grande surprise, le docteur Taurin, un médecin parisien en villégiature. La panoplie des méthodes de réanimation des Lumières, lit-on, « ne saurait manquer de surprendre aujourd’hui où la thérapeutique de l’asphyxie par submersion comporte seulement comme manœuvre essentielle la pratique de la respiration artificielle ou celle des tractions rythmées de la langue » – tirer la langue du noyé, tenue entre les deux pouces, et la remettre dans sa bouche, au moins vingt fois par minute.
Sans souci de précision historique, Le Journal agrémentait l’article en reproduisant le frontispice d’un ouvrage médical allemand du XVIIIe siècle qui, certes, mentionnait la pratique d’insufflation rectale de fumée, mais pas pour la réanimation – comme d’ailleurs l’auto-insufflation de la gravure, dans l'article, le démontre clairement.
Ces sourires du XXe siècle marquent une évolution culturelle qui, sur une période relativement courte, fit perdre son sérieux et sa place à l’insufflation anale réanimatoire, après plus d’un siècle de prépondérance. Mais dans le même temps paradoxalement, cet amusement se rapproche bien de l’origine de cette pratique.
Car, même si les savants des Lumières l’ignoraient, le geste de souffler au derrière venait, sans doute par l’intermédiaire de la médecine non-savante, du carnaval. Il s’agit là d’une longue histoire. Mais ce n’est sans doute pas un hasard si l’insufflation réanimatoire savante perdit son aura précisément au moment où reculaient les rites du carnaval – dont celui des soufflaculs, procession d’hommes munis de soufflet dans le Jura, ironiquement pour nous dans la capitale de la pipe à tabac, Saint-Claude.
L’année de l’observation de Taurin, dernière attestation de mise en pratique de l’insufflation de fumée de tabac, est aussi celle où quelque notable de Saint-Claude tenta de ressusciter la tradition des soufflaculs dans sa ville, comme il l’annonce dans un journal local, L’Écho de la montagne :
« Il est vraiment fort dommage que les san-claudiens laissent ainsi s’éteindre une coutume qui faisait en quelque sorte partie intégrale de la réputation de pittoresque […] et j’espère que nous arriverons facilement à ne pas faire mentir la vieille chanson :
Les soufflaculs sont partis sur l’onde,
Les soufflaculs ne périront pas... »
–
Anton Serdeczny, est historien, docteur en histoire de l’EPHE. Il est l’auteur de Du tabac pour le mort, une histoire de la réanimation, paru aux éditions du Champ Vallon en 2018.