Long Format

À Rio de Janeiro, lorsque la fièvre jaune sévissait

le par - modifié le 26/12/2021
le par - modifié le 26/12/2021

Au mois de novembre 1904, une révolte contre la vaccination obligatoire explose au Brésil tandis qu’une épidémie funeste de fièvre jaune fait rage dans la capitale. La France, interloquée, commente ce qu’elle voit comme une survivance de la « barbarie ».

« On ne saurait croire à quelles violences peut conduire chez un peuple cependant civilisé la peur des médecins et des traitements prophylactiques !

Les Brésiliens, pour ne pas se laisser vacciner, préfèrent faire la révolution. Cela peut vous paraître étrange, mais c’est ainsi. »

Cette nouvelle et exotique déclinaison de la lutte entre barbarie et civilisation, proposée par le « correspondant particulier » du quotidien Le XIXe siècle au Brésil, a dû ravir bien des lecteurs friands de ces sentences sans appel. « Les révolutions vont vite au Brésil ! » lui répond L’Événement. Mais que pouvaient bien comprendre les lecteurs français de cette « révolution » que Le Phare de la Loire localisait en Uruguay ?

Il faut pour cela revenir un peu en arrière, dans l’histoire de cette ville capitale. Construite le long d’une baie, sur des terres marécageuses où pullulent toutes sortes d’insectes, la circulation de l’air y est freinée par de nombreux mornes couverts de végétation tropicale. Sur ce terrain peu propice à un établissement humain durable, la démographie explose pourtant, passant de 50 000 habitants en 1800 à 800 000 en 1900. Et durant la dernière décennie du XIXe siècle, après l’abolition de l’esclavage (1888) et la proclamation de la République (1889), la population a même augmenté de plus de 300 000 habitants.

Pour autant, si bien des plans d’urbanisme ont été pensés pour faire face à cette croissance, aucun n’a fait l’objet d’une implantation systématique.

Faut-il s’étonner qu’y prolifèrent les épidémies ? La fièvre jaune, ou encore la peste, le choléra, sans oublier la variole, font leur lit dans cette ville au climat délétère.

« La fièvre jaune qui depuis six mois décime la capitale du Brésil finit à peine, après avoir enlevé plus de 12000 habitants. L’émigration française entre pour une large part dans cette nécrologie » (Journal des villes et des campagnes, 04/08/1850) ; « on compte vingt décès par jour » de la fièvre jaune note Le Petit Provençal (28/05/1891) ; « la fièvre jaune et la peste continuent à sévir à Rio-Janeiro avec intensité. On compte une centaine de cas par semaine avec une mortalité de 22% » (La Libre parole, 20/01/1904).

Gravure du président du Brésil Rodrigues Alves dans Le Journal, novembre 1902

Considérant que « les défauts de la capitale affectent et perturbent tout le développement national », le président Rodrigues Alves (élu en novembre 1902) a décidé de faire de l’assainissement et du réaménagement de la ville le principal cheval de bataille de son mandat. Il désigne alors comme maire de la ville l’ingénieur Pereira Passos, qui a étudié à l’école des Ponts et Chaussées de Paris à l’époque des Réformes Haussmann, puis a visité les États-Unis à l’heure du mouvement City Beautiful.

Passos engage d’emblée une vaste réforme du centre de la ville qui commence par un immense mouvement de destruction (bota-abaixo). Entre 1903 et 1906, près de 2 000 immeubles sont démolis, des mornes rasées, plusieurs dizaines de milliers de personnes délogées, pour laisser place à de larges rues rectilignes, se coupant à angles droits. Le coût social d’une telle réforme n’est pas négligeable : les cortiços (immeubles populaires vétustes) du centre-ville, qui logeaient plus de 100 000 personnes en 1890, disparaissent du jour au lendemain. C’est à la suite de ce mouvement que débute la construction de l’avenue centrale :

« Ces travaux sont le commencement d’exécution du plan de transformation et d’assainissement de la capitale dont on espère bientôt faire disparaître complètement la fièvre jaune. »

Voulant « joindre dans un même projet les deux notions d’hygiénisation et de civilisation », selon les propos de l’historien Jeffrey Needell, Pereira Passos nomme donc un jeune médecin de 32 ans, Oswaldo Cruz, tout juste revenu d’un séjour de trois ans auprès de l’Institut Pasteur à Paris, au poste de directeur de la Santé publique (mars 1903). Il le charge de lutter contre la propagation des épidémies dans la capitale.

C’est d’abord à la fièvre jaune qu’il s’attaque, au point de quasiment l’éradiquer en quelques mois, en appliquant à la lettre les conseils de la mission Pasteur au Brésil suggérant la mise en place de brigades sanitaires pour détruire les larves de moustiques :

« Ce n’est plus contre les marchandises que des précautions doivent être prises pour empêcher l’invasion d’un pays non encore contaminé.

C’est le moustique et l’homme seuls qui doivent être visés. »

Oswaldo Cruz engage en parallèle la lutte contre la peste bubonique, qui conduit à une véritable campagne de chasse aux rats dans toute la ville, et plus particulièrement dans les quartiers populaires.

C’est ensuite à l’épidémie de variole que s’attaque le jeune médecin pasteurien, prévoyant une vaccination systématique de la population. Mais cette fois, les choses ne fonctionneront pas aussi bien que prévu.

La population hésite à tel point qu’en novembre 1904 le congrès doit, « malgré une violente opposition menée par un petit groupe de positivistes », voter une loi rendant la vaccination et la revaccination obligatoire.

« Les députés obstructionnistes, vaincus par une forte majorité (…) protestèrent contre ce vote.

Ils déclarèrent qu’on les bâillonnait, mais que le peuple saurait se défendre les armes à la main contre la violation des libertés individuelles et l’invasion des foyers par les agents de l’hygiène publique “chargés d’inoculer de force aux citoyens le pus “jennerien”. »

La technique de vaccination dont il est ici question, consiste à immuniser une personne en déclenchant chez elle une forme atténuée de la maladie par inoculation du pus jennerien (du nom du médecin anglais Edward Jenner, qui a mis au point cette « vaccine ») provenant d’un varioleux.

Autant dire que lorsque la nouvelle du décès d’un vacciné de force s’est propagée dans la ville, « l’excitation existant depuis quelques jours a fait explosion ».

« Les troupes ont chargé à plusieurs reprises, dispersant les manifestants qui se reformaient ailleurs et se barricadaient sur divers points.

Pendant toute la soirée, des bagarres ont eu lieu ; les conduites d’eau ont été coupées, des becs de gaz ont été détruits, des tramways ont été incendiés, la ville a été plongée dans l’obscurité.

La manifestation a eu un caractère révolutionnaire. Le bruit court qu’il y a eu douze morts et une soixantaine de blessés. »

La révolte dont il est question s’est déroulée en deux temps. Le 12 novembre 1904, un quartier populaire situé sur un morne à proximité du port (morro da Saúde) s’est barricadé pour mener la résistance, en prenant le nom de Port-Arthur (en hommage au nom de la bataille victorieuse du petit Japon contre l’immense Russie, cette même année 1904). Il faut dire que le petit peuple de Rio est soumis depuis le début des réformes Passos à de nombreuses vexations, comme les incessantes stigmatisations et expulsions. La mise à bas, lors de cette révolte, des symboles de la modernité – becs de gaz, tramways… – fait justement écho à ce sentiment.

Dans ce climat déjà tendu, l’intrusion des équipes sanitaires chargées de vacciner a soudain été perçue comme intolérable. Voilà pourquoi, écrit l’historien Nicolau Sevcenko, « la révolte ne visait pas le pouvoir. C’était un cri, une convulsion de douleur, un vertige d’horreur et d’indignation ».

Deux jours plus tard, le 14 novembre, une nouvelle manifestation est organisée, cette fois par de jeunes officiers, républicains et positivistes, sous la bannière de la Ligue contre la vaccination obligatoire, fondée en novembre 1904. Il s’agit clairement cette fois d’une « sédition greffée sur la résistance populaire » pour renverser un pouvoir décrit comme corrompu. Cette manifestation sera matée dans le sang, faisant une trentaine de morts.

Des milliers d’arrestations suivront ces journées sanglantes, qui donneront lieu à des bannissements en Amazonie, et plus particulièrement dans le tout nouveau territoire de l’Acre, que le Brésil vient de récupérer à la Bolivie par le traité de Petrópolis (7 avril 1904). Ce bannissement jette comme un voile de silence sur cette révolte et ses enjeux profonds, révélant la confrontation de deux sensibilités au moment de la modernisation de la capitale, entre aménagement et assainissement : d’une part celle des élites, valorisant un idéal européen de civilisation, et de l’autre celle du menu peuple, encore enraciné dans des modes de vie traditionnels.

Il faut croire que ce voile de silence a fonctionné. En 1906, le voyageur français Henri Turot  est ébloui devant le spectacle de l’avenue centrale :

« Une avenue plus large que l’avenue de l’Opéra, plus longue que les Champs-Elysées, et en vingt-deux mois, vous entendez, les expropriations furent faites, les masures démolies, la nouvelle voie tracée, et voici que des deux côtés sont presque achevés les grandioses édifices, maisons de rapport et de commerce, hôtels des journaux et théâtres.

C’est une transformation qui tient de la magie ! […]

J’assiste ici au développement prodigieux d’une ville qui paraît gaspiller l’argent, mais qui, au contraire, en améliorant son état sanitaire, en achevant un port vaste et confortable, en embellissant ses promenades, en se donnant un incomparable service des eaux, se prépare un avenir de prospérité. »

À l’instar d’Henri Turot, imaginant déjà « l’arrivée de touristes », la presse française sera volontiers oublieuse du drame humain supporté par les classes populaires lors de cette modernisation de la capitale brésilienne, et dont « la révolte de la vaccine » aura constitué un moment révélateur – voir par exemple l’article sur « les progrès de Rio et leur promoteur » paru dans Le Petit caporal le 23 janvier 1907.

Laurent Vidal est historien, spécialiste des Mondes américains. Il est professeur des universités en histoire à l’université de La Rochelle et directeur de recherche à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine.

Pour en savoir plus :

Jeffrey Needell, A Tropical Belle Epoque. Elite Culture and Society in turn-of-the century Rio de Janeiro, Cambridge, Cambridge University Press, 1987

Nicolau Sevcenko, A revolta da vacina. Mentes insanas em corpos rebeldes, São Paulo, ed. Scipione, 1993