Chronique

Les émigrés russes et la diffusion des « Protocoles des Sages de Sion »

le 02/12/2023 par Stéphane François
le 12/12/2019 par Stéphane François - modifié le 02/12/2023
Le général de l'«armée blanche » Anton Dénikine accueilli par sa garde d'officiers à Rostov-sur-le-Don, 1919 - source : WikiCommons
Le général de l'«armée blanche » Anton Dénikine accueilli par sa garde d'officiers à Rostov-sur-le-Don, 1919 - source : WikiCommons

Tandis qu’éclate la guerre civile à la suite de la Révolution d’Octobre, nombre de Russes tsaristes se réfugient en Europe de l’Ouest. Ces « Russes Blancs » antibolchéviques vont alors participer activement à la propagation du célèbre pamphlet antisémite.

Avec la Révolution d’Octobre et le début de la guerre civile en Russie, les opposants au nouveau régime bolchévique, monarchistes connus sous l’expression de « Russes Blancs » – indépendamment du fait qu’ils aient ou non participé activement aux armées blanches ou à la guerre civile russe – fuient le conflit et se réfugient en Occident, emmenant dans leurs bagages un faux devenu célèbre, Les Protocoles des Sages de Sion.

Ce texte, écrit en 1901 par Mathieu Golovinski, un informateur de l’Okhrana, la police secrète tsariste, est supposé être la publication d’un programme conçu par des « sages juifs » en vue de détruire les nations et la chrétienté et dominer le monde.

Les Protocoles des Sages de Sion furent édités en 1905 par un mystique orthodoxe russe, Serge Nilus (qui le réédita en 1911 et en 1917), qui voyait dans ce plan une action de l’Antéchrist. Henri Ford et le comte völkisch Ernst Zu Reventlow, nazi historique et militant païen, admiraient Serge Nilus. Le premier envoya des livres au mystique tandis que le second a aidé son fils à fuir la Russie en guerre et à s’installer en Allemagne en 1918-1919.

Exposition à la BnF

L'Invention du surréalisme : des Champs Magnétiques à Nadja.

2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

À partir de 1917, l’image mystique du Juif en tant qu’incarnation du Mal, s’enrichit d’une nouvelle, liée au contexte russe. En effet, durant la guerre civile, l’ouvrage est largement diffusé par le gouvernement du général Anton Denikine au sein des troupes blanches. Les actions antisémites étaient tolérées dans ces corps d’armée, les Juifs étant souvent dans ce contexte assimilés aux bolchéviques.

C’est ainsi, les Protocoles ont joué un rôle important dans les pogroms d’Ukraine et de Biélorussie, d’une extrême violence, entre 1918 et 1922 (125 000 en Ukraine, 25 000 en Biélorussie), la pire année étant sans doute 1919 :

« Un israélite connu, qui a pu s’échapper de l’Ukraine et arriver à Varsovie, a rapporté que les Juifs de Karkow n’ont pu échapper à un pogrome qu’en versant une sorte de contribution en faveur de l’armée de Denikine.

Néanmoins, ils ont fréquemment à souffrir de mauvais traitements et la presse leur est très hostile. Des excès antijuifs se produisent journellement dans les bourgs des environs et dans les trains ; il est devenu dangereux pour un juif de voyager.

Une information de source bolchevique, reçue à Zurich, affirme que les troupes du général Denikine auraient massacré 5 000 juifs dans le district d’Oriol. »

Par la suite les armées blanches, abandonnées par les Occidentaux, refluent. Certains de ses membres s’installant en Europe occidentale, notamment à Paris :

« L’armée rouge a toujours dû, après des revers momentanés, accumuler et regrouper des forces pour des victoires décisives, ainsi qu’il a été prouvé par les campagnes contre Denikine, Koltchak, Youdenitch et Miller.

Quant aux prétendus succès de Wrangel, celui-ci est en train d’épuiser ses dernières forces dans de vaines tentatives de gagner à sa cause la Russie méridionale. »

Ces violences associant le Juif au bolchévique donna naissance au mythe du « complot judéo-bolchevique ». Cela permit une justification des massacres, les transformant ainsi en une réaction à une action « révolutionnaire ». Dès lors, le pamphlet commence une nouvelle carrière dans les milieux complotiste, antisémite et anticommuniste occidentaux, éloigné des cercles mystiques orthodoxes originaux.

Ainsi, on pouvait lire dans L’Action française du 29 mai 1922 :

« La collusion judéo-communiste n’est pas nouvelle. Il y a longtemps que nous lisons dans L’Humanité des convocations pour des groupes juifs, mêlées aux convocations syndicalistes, comme si c’était un métier d’être juif, aussi bien que d’être terrassier ou employé d’habillement.

Il est vrai que c’est bien un métier pour les juifs communistes, et même un métier où l’avancement est rapide et assuré, puisque les juifs prennent souvent les hautes places du parti.

Et quel juif communiste ne songe pas, au fond de son cœur, à la destinée d’un Trotsky-Bronstein ? En voilà un qui s’est tiré d’affaire ! »

Les premiers diffuseurs des Protocoles ont joué sur l’antisémitisme à tendance occultiste qui régnait autour du Tsar Nicolas II afin de montrer la « nocivité » des Juifs sur l’Empire russe. Ses promoteurs des années 1917 insistaient, quant à eux, sur l’action néfaste des Juifs dans le cours de l’histoire. La Grande guerre et les différentes révolutions européennes ayant suivi la fin du conflit ont semblé confirmer, pour certains Russes Blancs, mais également pour les antisémites occidentaux, les supposées prophéties de ce texte et par conséquent son authenticité.

Cette forme particulière d’antisémitisme joua un rôle important par la suite, surtout à compter des années 1920, dans les milieux antisémites. Dès lors, Les Protocoles sont repris par les antisémites occidentaux. Ils sont traduits en allemand et en anglais dès 1920, en 1921 en France. En Allemagne, le livre connaît un succès fulgurant : il est réédité cinq fois avant la fin de 1920…

Parmi les admirateurs de l’ouvrage, on peut citer Henri Ford aux États-Unis, sous l’influence de l’émigré russe Boris Brasol, Mgr Jouin en France (qu’il diffusa dès 1921 dans sa Revue Internationale des Sociétés Secrètes), ou les nazis en Allemagne, le complotisme de ce livre entrant en résonance avec les préoccupations métaphysiques antisémites des uns et des autres.

Ainsi, l’éditorialiste antisémite Edmond du Mesnil peut-il écrire en mai 1921 dans Le XIXe siècle :

« Au premier rang, la finance internationale juive qui étend sur le destin des peuples des tentacules redoutables [...].

La publication des Protocoles des Sages de Sion vient de révéler le plan du bouleversement universel.

Le syndicalisme, le socialisme, le communisme sincères n’ont pas de pire ennemi que ce capitalisme juif international qui affecte de les servir pour s'en servir et les asservir. »

Si on trouve des occurrences à ce texte dès le début du XXe siècle en Allemagne par exemple, il est surtout diffusé après 1917 par des associations russes d’extrême droite, antisémites et antibolcheviques, surtout à partir du moment où les Russes antirévolutionnaires s’aperçoivent qu’ils sont en train de perdre la guerre civile.

Ils insistent alors sur l’idée que la Révolution d’Octobre est une action juive dont le but est de détruire à la fois l’orthodoxie et l’empire des Tsars. Le « plan secret » des Protocoles serait également une justification de l’exécution de la famille impériale russe, qui ferait partie de la stratégie des « Sages de Sion ».

La diffusion de telles idées a permis l’apparition d’un discours faisant du Juif une sorte de démon à l’action à la fois néfaste et omniprésente dans le monde. Tout, dans l’histoire de l’humanité serait lié à la volonté du « judaïsme mondial » de détruire les identités nationales. L’action néfaste du judaïsme se manifesterait selon les nazis au travers de l’idée d’un complot judéo-maçonnique et judéo-bolchevique mondial.

Ceux-ci ont enrichi l’antisémitisme de l’extrême droite allemande de l’apport des émigrés russes à Munich, que Dietrich Eckart, mentor d’Adolf Hitler, côtoyait. Le cadre nazi Alfred Rosenberg, proche d’Eckart, était d’ailleurs un Allemand des pays baltes arrivé en Allemagne en novembre 1918, à la suite de la Révolution d’Octobre. Rosenberg fut l’un des plus ardents propagateurs des Protocoles en Allemagne, dont il édita une version en 1923, aux côtés des émigrés antisémites et antobolcheviques russes Pierre Nicolaïevitch Chabelski-Bork et Théodore Victorovitch Vinberg.

On trouvait même un émigré russe dans l’entourage de Himmler, Grigorii Bostunic, devenu en 1924 Gregor Schwarz-Bostunitsch, qui a travaillé pour le Weltdienst (service mondial), une pseudo-agence de presse allemande faisant la propagande pour l’idéologie nazie. Il était donc assez logique qu’Hitler fasse la promotion de ces thèses dans Mein Kampf.

    L’émigration russe à partir de 1917 a donc joué un rôle important dans la diffusion en Occident, dans l’immédiat après-guerre, des Protocoles des Sages de Sion, permettant un saut quantitatif et qualitatif de l’antisémitisme des années 1920 jusqu’à aujourd’hui. Surtout, ils ont permis de donner une vision cohérente au discours complotiste des antisémites, leur donnant une grille d’interprétation du monde.

Cet obscur pamphlet, destiné à l’entourage conservateur, orthodoxe et mystique de la famille impériale russe a connu après la Première Guerre mondiale une destinée internationale : de nos jours, il est encore édité par des militants d’extrême droite et par divers éditeurs antisémites et « antisionistes ».

Stéphane François est historien des idées et politologue. Spécialiste des fondations théoriques de l’extrême droite européenne, il est notamment l’auteur de Les Mystères du nazisme : aux sources d'un fantasme contemporain, paru aux PUF en 2015.