Le tout premier reportage à La Mecque
En 1936, un journaliste français réussit, au péril de sa vie, à entrer dans la ville sainte de La Mecque. Il raconte pour Paris-Soir son périple dans un récit saisissant.
En 1936, un journaliste réussit là où Albert Londres a échoué avant lui : entrer dans les villes saintes de La Mecque et Médine en période de pèlerinage.
Jean Barois est l’ami de Cocteau et de Gide ; il s’est converti à l’islam deux ans plus tôt. Le légendaire patron de Paris-Soir, Pierre Lazareff, l’encourage alors à tenter l'expérience. Il y parvient en 1936 au péril de de sa vie. Son exploit fait la une de Paris-Soir en avril 1936.
« Pour la première fois un reporter a assisté au pèlerinage musulman dans
LA VILLE SAINTE INTERDITE DE LA MECQUE.
CE REPORTAGE SENSATIONNEL, QU'AUCUN JOURNALISTE N'AVAIT ENCORE RÉUSSI,
Jean Barois est parvenu à le mener à bien. »
« Les secrets de La Mecque révélés », promet le grand quotidien du soir. Le ton est donné. D’emblée, le journaliste donne la mesure de son exploit :
« En rapportant de lointains voyages le témoignage de ce qu'ils ont vu sous toutes les latitudes, mes confrères ont violé à peu près tous les mystères du monde. Il n'est plus guère, d'un pôle à l'autre, de pays qui n'aient livré leur secret.
Un seul, pourtant fermait encore obstinément ses frontières à notre curiosité. Il se trouvait encore des villes interdites autour desquelles un réseau de fanatisme mettait un infranchissable obstacle, des villes sacrées à la porte desquelles l'Européen peut entendre ce secret avertissement : danger de mort.
Ce pays, c'est l'Arabie Sacrée. Ces villes interdites ce sont celles où les foules musulmanes vont en pèlerinage : La Mecque, Minen, Médine.
Y montrer un visage d'Européen est une tare qui, si l'on est découvert, appelle le massacre par la foule ou la pendaison sans jugement par le bourreau du gouvernement. »
Si le reportage produit un tel choc sur son auteur et ses lecteurs, c'est que jusqu’alors aucune image de l'événement n’était parvenue aux Européens.
« J'ai assisté au spectacle unique d'une foi fervente et magnifique dans son fanatisme oriental, à l'inoubliable vision de toutes les races du monde mêlées dans une même communion, de tous ces peuples qui forment un cinquième de l'humanité et qui, chaque jour, se prosternent dans la direction de la Kaaba, vivant d'un même et saint espoir : toucher du front la pierre noire, la pierre miraculeuse offerte à Abraham par l'ange Gabriel ; j'ai vu, réunis autour de cette pierre, cinquante mille hommes se prosternant d'un même geste, dans une même prière. [...]
Ce voyage, c'est le grand, le suprême événement de leur vie. Beaucoup ont vendu leur maison, leur troupeau, leur verger. Il fallait trouver l'argent nécessaire. Ils ont pu payer leur passage. Quand ils reviendront, ils n'auront plus pour vivre que l'effort de leurs bras fatigués, car ce sont pour la plupart des vieillards.
Mais qu'importe ? Ils pourront mourir : ils auront gagné leur part du ciel. »
Le récit de son aventure paraît en plusieurs articles, une dizaine de jours de suite, et passionne les lecteurs. Point d'orgue de son périple aux milles péripéties : son entrée dans la Kaaba (littéralement, le « cube »), où il est dangereusement entraîné dans le mouvement d'une foule compacte :
« Et soudain, comme nous faisons deux pas de plus, je me sens pris, enlevé par un irrésistible courant giratoire qui nous emporte dans sa course hurlante et frénétique. La bousculade devient plus ardente. C'est une panique, un écrasement : le métro aux heures d'affluence, mais multiplié par cinq. Je suis poussé puis rejeté.
Deux soldats, badine à la main, soulèvent le drap noir à l'angle est de la Kaaba. C'est autour d'eux qu'on se presse et qu'on s'étouffe. Je comprends soudain pourquoi. Je viens d'apercevoir à hauteur d'homme, encastrée dans une sorte de culasse brillante d'argent, la pierre noire. La pierre noire, but suprême du pèlerinage. C'est pour la toucher du front que tous sont venus ici comme moi de tous les pays du monde. C'est la gomme qui efface les péchés.
Pendant cinq minutes — et c'est long cinq minutes — comprimé, tordu, bourré de coups, mes serviettes à moitié arrachées, les pieds meurtris, les côtes enfoncées, je suis le flux et le reflux ; j'avance, je recule. [...]
Alors, je renonce. Un mouvement de foule me lance de nouveau dans l'anneau mouvant qui tourne, tourne, et m'emporte loin de la pierre noire. »
Jean Barois livre à travers ces reportages et les dizaines de photos exclusives qu'il en tirera un précieux récit sur les différentes étapes du pèlerinage vues par un Européen, autant qu'un rare témoignage de la vie quotidienne à La Mecque et à Médine dans les années 1930.