Aux soupes populaires, avec les « déclassés » des années 1930
Tandis que l'impact de la crise économique des années 1930 plonge de nombreux Français dans la misère, les soupes populaires deviennent alors le dernier rempart contre la faim.
« Dans la brume froide, le ventre vide, les miséreux que l’hiver menace attendent à la porte des soupes populaires un bol de liquide chaud, un morceau de pain. »
Alors que la crise économique de 1929 a jeté des milliers de Français dans le chômage, les reportages sur les soupes populaires se multiplient dans la presse parisienne du début des années 1930.
Sur les trottoirs et les places, deux fois par jour, la misère se donne à voir crûment. Ce ne sont plus les seuls « clochards » qui se pressent désormais aux soupes populaires, mais toute une foule de déclassés qui ne parvient plus à manger à sa faim, comme le constate gravement Le Petit Parisien en 1933 :
« La soupe populaire est la forme la plus directe de l'assistance. [...]
Depuis que le chômage est venu accroître, dans des proportions considérables, le nombre, déjà trop imposant, des malheureux, la soupe populaire a pris un caractère plus cordial, plus fraternel. Ses convives ne sont plus seulement ceux que l'on désigne par ce terme générique, “les pauvres”, qui semble les classer définitivement dans une caste particulière.
Ce sont maintenant des miséreux accidentels, qui peuvent, qui doivent se relever, s'évader de l'indigence, cesser d'être accourus, aider à secourir les autres. La charité, ici, se nomme solidarité. On peut accepter sans rougir le repas gratuit qui réconforte, et dont on pourra devenir demain l'un des donateurs. »
Devant l'ampleur de la crise, les municipalités augmentent les subventions accordées aux soupes populaire – insitution qui existe depuis la fin du XIXe siècle – notamment dans les banlieues dites « populeuses ». Le Petit Parisien détaille ainsi :
« À Ivry, par exemple, le chômeur et chacun des membres de sa famille a droit, deux fois par jour, moyennant cinquante centimes, & une abondante gamelle de soupe, et deux fois la semaine, à une ration de viande. À partir du quatrième membre de la famille, soupe et viande sont gratuites.
À Gennevilliers, où il y a un millier de chômeurs, au lieu de 1 350 l'an dernier à la même date, le restaurant municipal sert 650 repas par jour. Le chômeur paie 1 franc pour le déjeuner, 0 fr. 75 pour le dîner. Il reçoit une portion de 150 grammes de viande et une forte assiette de légumes. Le repas est accommodé par un cuisinier professionnel.
À Saint-Denis, les soupes populaires, en six mois, ont distribué 979 927 portions et ont coûté à la ville un million 587 606 francs. »
Et, déjà, les premières voix contre « l'assistanat » s'élèvent, comme le déplore le quotidien, pourtant classé à droite de l'échiquier politique :
« En dépit de certaines critiques, cette aide est efficace et heureuse.
Les médiocres douceurs de la soupe populaire ne sauraient, n'en déplaise à certains esprits, “installer dans le chômage” ses mélancoliques bénéficiaires. »
Fait significatif typique de la paupérisation croissante des ménages, les réfectoires des soupes populaires se féminisent. Dès 1932, cette journaliste du Petit Journal s'en fait l'écho, remarquant l'apparition de femmes issues des classes moyennes :
« Des femmes, une centaine peut-être, sont rangées sur le trottoir opposé, près de l'entrée d'un local vitré, faiblement éclairé, portant comme enseigne : Soupe populaire du VIe arrondissement. [...]
Des femmes aux traits tirés, au visage pâle, vêtues décemment encore se mêlent aux habituées en haillons des soupes populaires.
Alors que ces dernières prennent, quasi sans remercier, ce qu'on leur tend, les autres confuses lèvent des yeux reconnaissants plus éloquents que le merci honteux murmuré par leurs lèvres. On comprend qu'elles ne sont là qu'accidentellement : le chômage et la misère les ont contraintes à profiter de cette aumône, mais leur dignité en souffre. »
En 1935, la France s’engage dans une politique de déflation, réduisant de 10% toutes les dépenses publiques, y compris les salaires des fonctionnaires, le nombre de chômeurs continue d'augmenter dans un climat général de résignation, comme s’en indigne le mensuel communiste Regards :
« Le nombre des sans-travail s'accroît de semaine en semaine. La crise dure depuis cinq ans. Les files de chômeurs devant les mairies, les soupes populaires, les salles de pointage, sont un spectacle qui ne surprend plus personne.
– Qu'est-ce que c'est ? Ah ! oui, des chômeurs. C'est, en somme, normal. Il y en a partout. On s'y fait, comme à tout. Et puis, on n'y peut rien.
Ainsi raisonnent aujourd'hui le sceptique, le blasé, l'égoïste, éternels produits d'un régime qui se survit à lui-même. »
En 1936, la victoire du Front populaire suscitera un immense espoir. Les accords de Matignon permettront notamment une augmentation générale des salaires, mais la coalition dirigée par Léon Blum ne parviendra pourtant pas à faire baisser le chômage, tandis que la crise continuera de faire grossir, jusqu'au début de la guerre, les files d'attente à l'entrée des soupes populaires.
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Pour en savoir plus :
Christelle Violette, « On ne parle pas la bouche pleine... Les jeunes des soupes populaires », in: Agora débats/jeunesse, 1998
Louis Moreau de Bellaing, « L'alimentation chez les sans-domicile fixe », in: Journal des anthropologues, 1998