Écho de presse

1938 : reportage dans les bas-fonds de la prostitution infantile

le 14/05/2021 par Julien Morel
le 15/09/2020 par Julien Morel - modifié le 14/05/2021
Illustration tirée du Rire, 10 mars 1906 - source : BnF-RetroNews
À la fin des années 1930, un reporter dresse un état des lieux particulièrement sinistre de la traite des enfants à Paris.

Au mois d’août 1938, le quotidien Ce Soir publie un reportage minutieux et effroyablement documenté sur la traite des enfants à Paris : « Il faut sauver ces enfants affamés ».

À travers ces longues soirées dans le Paris sordide des cafés de rencontre et des cinémas dits « interlopes », le reporter nous enfonce dans l’horreur de la grande misère d’alors et dresse un constat social alarmant, celui d’un pays en pleine crise morale à la veille d’une nouvelle guerre. Ici, des enfants de dix ans fument la cigarette, sont « gigolos » depuis plusieurs années, volent leurs cadets et vendent leurs corps à des adultes contre deux francs. Là, des personnages louches, anciens « michetons » devenus « placeurs », organisent des rencontres entre jeunes garçons et hommes d’âge mûr fortunés.

Le reporter raconte de l’intérieur l’intégralité des maillions de la chaîne. Il rencontre et parle aux membres de chaque strate de ce commerce souterrain, des enfants aux policiers de la Mondaine chargés d’enquêter – souvent sans succès – sur cette manne d’argent cachée de tous. Souvent, le journaliste laisse éclater sa colère. Il ponctue ses phrases d’épithètes ne laissant aucun doute quant à son point de vue : ainsi, les mots « odieux », « infâme », « ignoble » ou « immonde » reviennent-ils à de nombreuses reprises au cours du texte.

Il blâme d’abord l’extrême pauvreté, qui pousse les enfants vers la prostitution. Il désapprouve ensuite les parents, souvent alcooliques, violents et incapables de donner à leurs enfants la moindre éducation – la plupart sont en effet illettrés. Il condamne enfin la société dans son ensemble, fermant obstinément les yeux sur un fléau silencieux.

L’enquête débute rue Labat dans le 18e arrondissement, avec Gilbert, prostitué âgé de « dix ans, douze peut-être ». Il ouvre les yeux au reporter sur la scène des « kermesses », ces terrasses de café où de jeunes garçons « rabattent » les clients potentiels. Gilbert et son visage de « poulbot » ont déjà des manières d’adulte.

« Gilbert (il m'avait dit son nom comme à un vieux camarade) dévorait un sandwich copieux. Il avala presque coup sur coup deux demis panachés, exigea un mince cigare et, repu pour quelques heures, me confia en se prenant le ventre :
— S'il était toujours plein, j't'assure qu'j'aurais pas besoin d'faire du “baratin”. Seulement voilà, la table et la piaule, y'a pas moyen d's'en passer.
 »

Parmi les adultes fidèles des kermesses, certains sont parfois pires que d’autres.

« Car tu sais, m'a dit Gilbert […] s'il y a de chics types, y'en a qui sont aussi de belles saloperies ! »

Lorsque le journaliste lui demande pourquoi ses parents ne le tirent pas de son dénuement, la réaction de Gilbert est immédiate :

« — Mais ta mère ?
Le gosse éclate d'un rire nerveux, hausse les épaules et crache sur le sol.
— Ma mère
 ? Elle s'est barrée avec un type. Papa turbine pas.
Ces quelques mots résument toute l'histoire de Gilbert. Un jour qu’il s'ennuyait devant le buffet vide, il est allé jusqu'à la kermesse.
 »

Le reporter fait également la connaissance de Fredo, 14 ans, qui a commencé à vendre son corps à l’âge de six ans sur les quais de sa ville d’origine, Le Havre. Un marin inconnu lui a offert une glace, l’a présenté à un patron d’hôtel véreux, qui s’est ensuite chargé de le vendre au plus offrant. Mais là encore selon le journaliste, les parents sont tout aussi responsables que les clients.

« – Que font tes parents ?
Sans aucune gêne, Fredo a un geste d’insouciance
 :
– Ma mère fait la noce, mes deux sœurs aussi, mais elles sont obligées de se cacher car elles sont mineures. Quant au vieux, il est “book” [bookmaker, N.D.L.R.]
. »

Il poursuit en faisant le récit d’une rencontre vue entre un enfant et un pédéraste. Celle-ci a lieu dans une rue adjacente au boulevard Sébastopol, devant un cinéma. Les salles obscures sont en effet l’un des lieux privilégiés pour les amateurs de rencontres ; le narrateur intitule cette méthode le « coup du ciné ».

« – Tu ne vas pas au ciné, mon petit ?
– C’est trop cher, M’sieur. […]
– Tiens, viens avec moi, j’y vais justement.
Tous deux se dirigèrent vers la caisse.
– Deux promenoirs, demanda l’inconnu.
Choix pour le moins étrange de la part de cet homme qui arrivait dans une luxueuse voiture […]. Mais on m’avait prévenu. Dans la “confrérie” on se communique les “bonnes adresses” et celle de ce ciné interlope figurait en bonne place […].
Le couple odieux choisit un banc inoccupé. L’homme s’installa le premier, fit signe à l’enfant qui s’approcha et s’assit sur ses genoux.
 »

Après les enfants, victimes de cet horrible commerce, le narrateur s’attarde sur les intermédiaires, adultes, qui arrangent les rendez-vous entre les deux parties. On les appelle les « placeurs ». Paulo est l’un d’eux.

« […] Dans le quartier des Halles et de la Porte Saint-Martin, j'ai pu joindre Paulo, le “porteur de journaux” comme on l’appelle à cause de ses pantalons de golf.
– Quel âge
 ? m'a demandé Paulo le Placeur, en me jetant un coup d'œil complice.
On y apprend que la “confrérie” possède un code afin de déterminer l’âge des enfants, réduits à l’état de bétail.
– C.C. ou C.G.
 ? Peut-être préfères-tu C.L. ?
Car, les initiés ont leur code, dans une brasserie des boulevards, près de la porte Saint-Martin, brasserie célèbre pour ses rendez-vous d’éphèbes […].
Les C.C., ce sont les culottes courtes
 ; les C.G., les culottes de golf ; les C.L., enfin, les culottes longues, qui traduisent dans leur cynique appellation les différents âges des “gigolos” que recherchent les tristes hommes en quête de ces atroces bonnes fortunes. »

L’article se conclut par un état des lieux de la répression des garçons et hommes impliqués dans ce trafic d’êtres humains particulièrement glauque. Là, le reporter met en lumière le fait que seuls les mineurs passent devant les tribunaux, doublement victimes. Les « michetons », eux, ne sont jamais impliqués. Il en va de même pour les peines de prison ; lorsque les acheteurs peuvent être poursuivis de quelques mois de prison seulement, les mineurs sont condamnés à passer leur vie en maison de correction jusqu’à leur majorité.

« On sait, hélas ! quel effet l’adolescence retire de ces maisons pénitentiaires, où le vice s’étale avec plus de complaisance qu’ailleurs et d’où l’on sort plus contaminé encore qu’on y était entré. La logique ne voudrait-elle pas, au contraire, que le plus coupable fût aussi le plus puni ? »

L’auteur appelle à d’« immédiates réformes » de la part de l’État sur la question, à tous points de vue. L’urgence se situe, selon lui, au niveau de la misère économique et sociale, qu’il faut éradiquer au plus vite.

« Le taudis n’est-il pas à la base de cette effroyable plaie moderne ? Le taudis, source de maladies, est aussi source d’immoralité. Dans une promiscuité lamentable, l’enfant s’initie vite aux mystères de la vie. Sa curiosité s’éveille trop tôt, l’exemple quotidien qu’il a sous les yeux lui donne déjà des instincts pervers. […]
C’est aussi, malheureusement, le premier pas vers l’inceste, autre fléau que l’on doit au taudis. »

En 2016, une étude menée par l’association SCELLES révélait qu’entre 6 000 et 10 000 enfants se prostituaient en France aujourd’hui. La même étude évaluait la somme d’argent investie dans le marché de la prostitution infantile mondiale à quelque 1 000 milliards de dollars.