Au XIXe siècle, une première « sociologie » de la prostitution
Via son « enquête sanitaire » parue en 1836, Parent-Duchâtelet, médecin hygiéniste, a influé durablement sur les méthodes d’encadrement juridiques et moraux entourant les pratiques prostitutionnelles en France – jusqu'à son abolition.
La loi Marthe Richard du 13 avril 1946 a mis fin au réglementarisme français, qui reposait sur le fichage systématique des prostituées et sur une géographie précise des lieux où la prostitution était autorisée.
L’abolitionnisme ayant obtenu l’abolition de la réglementation de la prostitution, il s’est ensuite tourné vers l’abolition de l’activité prostitutionnelle elle-même – d’où la ratification par la France en 1960 de la Convention du 2 décembre 1949, dont le Préambule énonce que « la prostitution et le mal qui l’accompagne, à savoir la traite des êtres humains en vue de la prostitution, sont incompatibles avec la dignité et la valeur de la personne humaine et mettent en danger le bien-être de l’individu, de la famille et de la communauté ».
Cette position abolitionniste a conduit à la suppression des fichiers sanitaires et sociaux stigmatisant les prostituées, ainsi qu’à l’interdiction de la réglementation de la prostitution. Depuis le 13 avril 2016, le recours à la prostitution d’autrui est incriminé, mais la loi fait encore débat : certains en dénoncent le côté prohibitionniste, d’autres y voient au contraire un moyen de lutter contre l’activité prostitutionnelle et les réseaux de proxénétisme qui lui sont liés.
Le régime juridique de la prostitution en France est donc loin d’être une évidence, et pour mieux en comprendre les enjeux il serait nécessaire de revenir sur son histoire complexe et tumultueuse.
Au cœur de cette histoire se trouve la publication posthume de l’étude de Parent-Duchâtelet en 1836 : De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration. Il s’agit non seulement d’un des premiers ouvrages de sociologie empirique, mais surtout de la première théorisation du « réglementarisme », ce système qui vise à encadrer et à réguler les pratiques prostitutionnelles. C’est aussi un livre précurseur des études médicales qui ont répandu à la fin du XIXe siècle l’inquiétude obsessionnelle vis-à-vis des maladies vénériennes et de la syphilis.
Parent-Duchâtelet, l’homme des miasmes
Alexandre Jean-Baptiste Parent-Duchâtelet naît à Paris le 29 septembre 1790, dans une famille de la noblesse de robe qui compte plusieurs générations de membres de la Chambre des Comptes. Son enfance est marquée par l’ordre et l’étude :
« Sérieux, méditatif, dédaignant les jeux de son âge, Parent montrait déjà ce qu’il serait un jour.
À seize ans, son père l’envoya à Paris ; il y termina ses études, et, suivant le désir de ses parents et ses goûts particuliers, il se fit recevoir médecin. »
Il s’inscrit à dix-neuf ans à la faculté de médecine de Paris, en 1809, à une époque où les études viennent d’être réformées et se font désormais en grande partie dans les hôpitaux. Parent-Duchâtelet y découvre la médecine clinique et l’anatomie pathologique qui influenceront beaucoup ses enquêtes ultérieures.
Docteur en médecine en 1814, il rencontre le docteur Jean-Noël Hallé, un fervent défenseur de la vaccination et de l’enseignement de l’hygiène. Il s’agit de concevoir des règles de préservation de l’hygiène et de prévention de la santé publique en utilisant les apports des sciences comme la démographie ou l’épidémiologie. La pensée hygiéniste insiste par exemple sur l’importance de relier les habitations à l’égout, de rendre obligatoire l’usage des poubelles, de traiter les eaux usées, ou encore d’ouvrir les anciennes fortifications des centres urbains intramuros afin de laisser l’air circuler.
Parent-Duchâtelet se passionne pour l’hygiénisme et décide de se consacrer au problème de l’insalubrité publique en 1820. Il devient ainsi un véritable enquêteur de terrain et se fait connaître pour ses escapades dans les égouts parisiens, qu’il arpente minutieusement avant de publier son Essai sur les cloaques ou égouts de la ville de Paris en 1824.
Ses expériences sur les déchets suscitent une grande curiosité, ses contemporains soulignant volontiers sa fascination pour l’ordure, qu’il cherche à éradiquer : on raconte qu’un soir, alors qu’il était à une fête donnée à l’Hôtel de ville, Parent-Duchâtelet déclara :
« J’aime sans fois mieux aller dans un égout que de venir à cette réunion ; on ne me verra plus ici. »
Parent-Duchâtelet souhaite en effet purger la ville de ses miasmes, mais sans pour autant reléguer les activités à l’extérieur du centre urbain où les activités industrielles se développent très rapidement. Il s’agit avant tout pour cet hygiéniste de maîtriser la vermine et l’ordure du corps social.
Il observe et expérimente donc beaucoup, y compris sur lui-même : il boit les eaux polluées pour tester ses effets sur l’organisme, comme l’eau de la Bièvre ou les puits infectés de la Chapelle ; afin de prouver l’innocuité de la putréfaction, il n’hésite pas non plus à manger de la viande cuite sur un feu entretenu avec des cadavres humains.
« Parmi les autres questions d’hygiène traitées par Parent-Duchâtelet, on doit mentionner les suivantes : l’équarrissage, la dessiccation des chevaux morts, la construction des fosses d’aisance, la recherche des maladies auxquelles sont exposés les débardeurs (ouvriers des ports et des rivières), l’influence et l’assainissement des salles de dissection et la désinfection des matières fécales. »
Parent-Duchâtelet meurt d’une pneumonie à Paris le 7 mars 1836. Son livre sur la prostitution allait paraître, après huit années d’enquêtes réalisées à partir d’archives de police, d’entretiens de terrain et d’analyses statistiques. De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration est immédiatement devenu un modèle d’étude, puis une référence dans l’histoire de la prostitution et de la criminalité parisienne.
La seconde édition, qui paraît en 1837, est présentée comme « un livre dont les documents curieux ont été puisés dans les archives de la préfecture de police et qui ne fut entrepris que dans un but d’utilité publique ». Sa démarche rigoureuse et ses principes règlementaristes ont façonné la perception et la compréhension de la prostitution tout au long du XIXe siècle.
Une étude « scientifique » sur les causes de la prostitution
L’ouvrage de Parent-Duchâtelet est en effet considéré comme la première étude règlementariste sur la prostitution. Sa démarche fondée sur l’observation directe, ses innovations méthodologiques et son organisation générale en font aussi l’une des premières enquêtes de sociologie empirique. Il présente son projet novateur dans l’introduction comme un travail utile et même nécessaire :
« Il m’a fallu plusieurs années pour achever dans le Bureau des mœurs le relevé, non seulement des écritures qu’on y tient et des registres qu’on y conserve, mais encore des dossiers individuels, tenus sur toutes ces femmes qui se trouvent à la tête des maisons de prostitution ; et sur chacune des filles publiques que l’administration a pu soumettre à sa surveillance.
L’utilité, je dirais presque la nécessité d’entreprendre ce travail, m’étant démontrée, je devais l’aborder franchement et c’est ce que j’ai fait. […] Homme libre et sans place, je distribuerai avec impartialité la louange et le blâme ; homme religieux, je n’aurai pas à rougir de ce que ma plume aura tracé ; homme exempt de préjugés, je saurai dire tout ce que peuvent réclamer de moi la science, le bien de la société et la classe infortunée qui m’a fourni tant de sujets d’études et de méditations. »
L’ampleur de la recherche est d’ailleurs saluée dès la parution du livre :
« Ce n’était pas seulement dans les livres qu’il cherchait une solution aux problèmes posés, c’était en visitant lui-même les usines, les fabriques, en payant généreusement de sa personne comme un soldat qui va à l’ennemi. »
L’auteur s’appuie par exemple sur l’idée de tempérament, sur l’hérédité ou sur l’origine familiale misérable des prostituées pour expliquer la prostitution, une pratique alors considérée comme exclusivement féminine. La référence aux hommes prostitués ou même aux clients est en effet totalement absente.
« Il est donc établi, qu’à très peu d’exceptions près, toutes les femmes qui se livrent à la prostitution ont appartenu aux classes pauvres. »
Durant près d’un demi-siècle, de nombreuses études statistiques viennent compléter celle de Parent-Duchâtelet, qui sert alors de référence.
Exemples de statistiques classant les prostituées par leur profession ou les causes de leur activité
L’étude inspire aussi de nombreux auteurs de la deuxième moitié du XIXe siècle, par exemple Eugène Sue qui publie Les Mystères de Paris à partir de 1842.
Un portrait moral de la fille publique
Parent-Duchâtelet a élaboré les stéréotypes qui vont peser sur la prostituée tout au long du XIXe siècle, et qui sont comme le miroir inversé de l’idéal de la femme bourgeoise.
La prostitution est avant tout considérée comme une forme de débauche : son caractère vénal est paradoxalement présenté comme secondaire. Ce qui dérange, c’est l’insalubrité qui l’accompagne, sa visibilité croissante avec l’aménagement des villes, et tous les maux qu’on associe à ce prétendu caractère de la prostituée, présenté comme une menace pour les épouses des bons pères de famille. On considère alors la prostitution comme « la dernière expression du vice sous sa forme la plus révoltante ».
Parent-Duchâtelet souligne toutefois la nature paradoxale de ces filles déchues, qui présenteraient systématiquement un sentiment religieux à toute épreuve, un désir de se mettre au vert et une représentation à la fois pudique et romantique de l’amour. On retrouve d’ailleurs ces caractéristiques typiques dans la littérature réaliste de l’époque : « Les filles publiques de la ville de Paris dont il est question dans ce livre sont les amies d’Esther la Torpille et des courtisanes balzaciennes » (Présentation d’Alain Corbin à l’édition abrégée de 1981 : La Prostitution à Paris au XIXe siècle, 1981, Seuil, p.10).
De nombreux journaux se font aussi l’écho de cette représentation moralisatrice de la prostitution :
« Parent-Duchâtelet l’a compris ainsi. Interrogeant les documents qu’il avait recueillis, et tenant compte de ses nombreuses observations personnelles, il conclut de la manière suivante quant aux causes de la prostitution :
Elle est d’abord et constamment la suite de premiers désordres auxquels viennent s’ajouter la paresse, la vanité et la gourmandise. »
Ces nombreux discours sur la prostitution dressent un portrait typique de la prostituée qu’on pourrait résumer en quatre points :
1. La prostituée est présentée comme une enfant colérique et instable : elle incarnerait l’immaturité, ce qui justifierait la surveillance administrative qui devient de plus en plus efficace, notamment grâce au développement des sciences humaines.
2. La fille publique serait vaniteuse et frivole :
« La vanité, la coquetterie existent chez toutes les femmes. L’éducation qu’elles reçoivent est généralement trop frivole ; au lieu de développer leur esprit et leur cœur, on ne leur apprend trop souvent qu’à briller extérieurement. Mais quand, à Paris, “la simplicité, et à plus forte raison le délabrement des vêtements, sont dans nos mœurs actuelles, un véritable opprobre, faut-il s’étonner que tant de jeunes filles se laissent aller à la séduction d’un costume qu’elles désirent d’autant plus qu’il les fait, pour ainsi dire, sortir de la position dans laquelle elles sont nées, et qu’il leur permet de se mêler à une classe dont elles se croisent dédaignées ?” »
3. Dépensière et désordonnée, la prostituée bavarderait constamment, tout en buvant des liqueurs et en flambant son argent aux jeux.
4. Enfin, la prostituée serait victime de pulsions « tribades » : l’homosexualité, apparemment largement pratiquée par les prostituées, surtout celles qui vont en prison, est alors perçue comme une menace pour l’ordre sexuel bourgeois.
La réception enthousiaste de l’ouvrage de Parent-Duchâtelet est d’abord due à sa rigueur scientifique, mais aussi à sa perspective morale : l’auteur présente en effet la séparation et l’enfermement comme des remèdes à la contagion biologique et morale qu’incarnerait la prostituée.
À la fin du XIXe siècle, la pensée hygiéniste s’accentue, se crispe, et la prostituée est finalement perçue comme la « synthèse des fléaux sur lesquels se focalise l’anxiété biologique, la putain vénérienne, alcoolique, phtisique et dégénérée apparaît comme le symbole de toutes les menaces qui s’exercent sur le corps social. » (Alain Corbin, Les filles de noce, Flammarion, 1982, p.482)
Une définition simple du réglementarisme : surveiller et punir
Théoricien du réglementarisme, Parent-Duchâtelet est le premier en France à avoir élaboré un ensemble de principes fondés sur une étude empirique du phénomène prostitutionnel à Paris. Il commence par introduire une distinction nette entre la prostitution « publique » et les autres types de sexualité vénale pratiqués par la femme entretenue ou la femme galante. Encore une fois, l’important n’est pas tant la rémunération que la dimension publique de la prostitution, perçue comme une menace pour l’ordre établi et les classes dirigeantes.
Il s’agit donc avant tout de préserver l’ordre social d’une population considérée comme marginale et immorale. En 1857, La Presse salue ainsi l’ouvrage de Parent-Duchâtelet comme « une œuvre chaste, grave, réellement philosophique, et préférable, en beaucoup de points, à certains traités de morale ».
Alain Corbin a ainsi montré que ses analyses reflètent « l’obsession de l’ordure et du miasme alors si développée » (Corbin op.cit. p.15). Le réglementarisme vise avant tout au maintien de l’ordre et de la tranquillité ; et plutôt que d’éradiquer la prostitution, que Parent-Duchâtelet considère comme un mal nécessaire, il va proposer de la canaliser. Filant la métaphore de l’égout séminal, Parent-Duchâtelet déclare même que « les prostituées sont aussi inévitables, dans une agglomération d’hommes, que les égouts, les voieries et les dépôts d’immondices » (Parent-Duchâtelet, De la prostitution… tome II, p.513).
Il recommande trois mesures qui forment les piliers du réglementarisme tel qu’on le connaissait jusqu’au milieu du XXe siècle :
1. La prostitution nécessiterait la création de la maison close, espace marginal et replié sur lui-même, inconnu des femmes honnêtes et évidemment inaccessible aux enfants. Parent-Duchâtelet décrit longuement ce lieu spécifique, avec sa double porte, ses fenêtres à barreaux, ses rideaux sombres et lourds : un espace de débauche qui permettrait aux activités sexuelles extraconjugales d’avoir lieu en toute discrétion. De même, un fourgon fermé devrait être utilisé pour le transport des filles. On retrouve ici la volonté hygiéniste d’éviter la contagion biologique et morale en séparant les prostituées du reste des femmes.
2. Le règlement doit permettre d’endiguer cette activité considérée comme un mal nécessaire. La prostitution, que Parent-Duchâtelet présente comme une affaire de voierie, justifierait le contrôle systématique des filles par l’administration, au moyen de fichiers et de cartes.
3. Enfin, l’activité prostitutionnelle supposerait l’instauration d’une hiérarchie à l’intérieur de la maison close, dominée par la tenancière de bordel, qui elle devrait présenter toutes les qualités d’une femme bourgeoise dirigeant une entreprise florissante.
À l’origine, le réglementarisme a donc pour fonction d’ordonner la pratique prostitutionnelle et les conduites sexuelles. Il s’inscrit dans un projet plus général d’exclusion et d’enfermement des marginaux comme le mendiant ou le vagabond. C’est seulement parce que la prostitution a une utilité sociale spécifique – endiguer le désir sexuel masculin, considéré comme inéluctable – qu’elle reçoit un traitement particulier.
Après la Commune de Paris en 1871, la crainte de la corruption des mœurs et l’inquiétude vis-à-vis des classes populaires agitent les milieux de l’ordre moral. Les « filles » sont de plus en plus visibles dans Paris, la réglementation étant de moins en moins efficace. À côté des maisons closes se développent ainsi des lieux de prostitution comme certaines brasseries, ou les fameux « bouis-bouis » fréquentés par un public populaire. De nouvelles formes de prostitution émergent aussi avec les transformations de la ville : aux terrasses de café ou sur les boulevards qui ont bouleversé l’espace public. Enfin, les codes vestimentaires changent, l’utilisation du parapluie ou de l’ombrelle s’étend aux classes populaires, rendant plus troubles les frontières entre la femme bourgeoise et la fille de joie.
On cherche alors à affiner les principes réglementaristes présentés dans l’œuvre de Parent-Duchâtelet, avec par exemple l’émergence de nouveaux systèmes de surveillance des populations déviantes. Comme l’écrit Alain Corbin dans Les Filles de noce, « le discours prostitutionnel se fait alors l’écho de tous les stéréotypes qui alimentent l’inépuisable doléance des notables du XIXe siècle médian : l’affaiblissement de l’autorité paternelle au sein de la famille, le développement de l’athéisme et de la libre pensée, le déclin de l’influence de l’Église, la contestation des autorités politiques, le progrès du libéralisme, qui rend plus difficile la répression policière, ainsi que la permissivité nouvelle de l’opinion sont inlassablement invoqués » (Corbin, Les filles de noces, pp.38-39).
Le mal vénérien devient alors le symbole du risque de corruption et de contagion des élites par les classes populaires.
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Emmanuelle Lê est doctorante à l’école de droit de Sciences Po, spécialiste de la représentation de la prostitution et de la prostitution considérée à travers le prisme du droit.