Les Cœurs unis de Grenelle, histoire d’une bande de jeunes
Au début du XXe siècle, un groupe de jeunes garçons revêches effraie le Sud-ouest parisien : ils se font appeler les Cœurs unis de Grenelle. De Javel à l’Ecole militaire, le nom de la bande est inscrit sur les façades de leur territoire.
« Des malfaiteurs chez moi ? C'est impossible, monsieur le commissaire !
Il n'y a ici qu'une fanfare qui joue de plusieurs instruments. »
L'effarement de la bignole du 102 boulevard de Grenelle a l'air bien réel lorsque les agents du commissaire Susset font une descente dans son immeuble en ce jour d'octobre 1901. La concierge l'assure, les locataires du deuxième sont des jeunes gens « très bien élevés » qui jouent de la musique pour le plus grand plaisir du voisinage.
Les voisins, les voyant aller et venir portant sous le bras des paquets enveloppés de serge noire, et les entendant, chaque soir, faire résonner leurs instruments, croyaient en effet qu'ils avaient organisé une petite fanfare. Aussi étaient-ils charmés de la distraction que leur procuraient ces concerts – et aucun d'eux n'eut jusque-là l'idée de se plaindre.
Mais M. le commissaire commence à douter. La veille, il a été alerté par un brocanteur de la rue Croix-Nivert, soupçonneux devant la quantité d'objets d'origine douteuse que lui a présentés un jeune homme. Susset et ses hommes viennent d’arrêter le garçon, qui se met rapidement à table.
« Ce magistrat fit arrêter le jeune inconnu, qui déclara se nommer Jean-Baptiste Janicot, âgé de dix-sept ans et demeurant 102, boulevard de Grenelle.
Il ajouta qu'il avait organisé une bande de jeunes gens, qui se livraient au vol à la tire, au vol à l'étalage, cambriolaient les appartements du quartier et centralisaient, chez lui, les objets volés. »
L'homme est si précis que l'officier de police a pu très vite organiser cette descente. Il passe la concierge ébahie et grimpe à l'étage qu'elle lui indique. Ses premiers doutes sont rapidement balayés.
« Il entendit distinctement le son d’un piston, d’un hautbois et d’une clarinette. Se trompait-il, décidément, ou le jeune Janicot l'avait-il trompé ?
Mais, ses doutes s’envolèrent en apercevant sur la porte du local où se faisait entendre maintenant une assourdissante cacophonie, mêlée de cris, de rire et de mots grossiers, l'inscription suivante :
‘Les Cœurs unis de Grenelle’. »
Quelques mois avant que le terme « Apaches » rentre dans le vocabulaire médiatique afin de désigner ces adolescents hors-la-loi originaires des quartiers populaires, le grand public découvre fasciné ces mystérieux « Cœurs unis de Grenelle », une bande de malfaiteurs structurée sévissant en priorité dans le XVe arrondissement.
Pour marquer leur territoire, ils ont pris l'habitude d'inscrire le nom de leur « gang » sur les murs du quartier. En plus des traditionnels vols à l'étalage, la presse décrit leur ascension dans le monde de la criminalité parisienne : vol à main armée, cambriolages, recel. Comme nombre de groupes arpentant les rues parisiennes à la même période, ceux que l’on appelle aussi les « Apaches de Grenelle » détroussent leurs pauvres victimes et sèment la crainte auprès de la bonne société comme des classes laborieuses.
Les Cœurs unis étaient des voleurs ; ils sont devenus des assassins. A partir de 1903, leur vie mélange hédonisme (devenu possible grâce au produit de leurs larcins, qu'ils revendent ou dont ils profitent) et flirt nihiliste et permanent avec la mort, s'affrontant régulièrement avec les bandes d’Apaches venues d’autres quartiers.
On apprend vite que leur nom n'a pas été choisi au hasard : « unis », ils le revendiquent en effet, se révélant solidaires et refusant obstinément toute forme de trahison. En 1906, leur réputation de brutalité et d'implacabilité est confirmée avec la nouvelle découverte d’un corps sans vie, celui d'une jeune femme.
Arrivée quelques temps plus tôt de Belgique, la pauvre Henriette Van Heumin est tombée amoureuse de Pierre Millet, un membre des Cœurs unis, qui a voulu la convaincre de se prostituer pour assurer son train de vie.
« Les débuts du jeune ménage furent heureux puis les ressources s'épuisèrent et l'amant, Pierre Millet, fit comprendre à la pauvre fille qu'elle n'aurait, qu'à sourire pour trouver de riches protecteurs. Henriette se révolta, à cette honteuse proposition ; Pierre Millet la frappa alors de deux coups de couteau.
Arrêté peu après, le misérable, fut condamné à deux ans de prison.
A sa guérison, la jeune fille chercha du travail. Elle réussit, à en trouver. Et elle respirait enfin tranquillement en se félicitant d'être échappée au bandit qui l'avait voulu jeter au ruisseau quand, hier, elle reçut une lettre de menaces ainsi conçue
‘Tu as donné à la police notre ami Pierre. II ira sans doute à la Nouvelle à cause de toi. Tu n'es qu'une misérable. Tôt ou tard nous te tuerons.’
‘Les Cœurs unis de Grenelle.’
Folle de peur, la pauvre fille s'enferma dans sa chambre et avala une dose massive d’arsenic. »
Cette même année, la France débat de l'abolition de la peine de mort et un journaliste du Matin décide d'interviewer ceux qui risquent le plus la rencontre avec la Veuve. Il se rend auprès de Pipi, Coco et Le Camus dans le XVe arrondissement pour recueillir leur opinion. Sans hésitation, les trois Apaches déclarent préférer la guillotine à l'enfer du bagne.
« On n'est pas content, parce que nous savons bien qu'il y a un truc là-dessous. On ne va plus faucher personne, mais on va nous pincer au tournant.
Eh bien, pas un qui ne préfère aller ‘au dur’ que de moisir aux travaux forcés. On me coupe la tête alors, c'est fini. Plus de tourments. Faut bien que ça arrive, un jour ou l'autre.
Tandis que là-bas, à recevoir les coups de pied au derrière, à faire l'imbécile, le soumis, pour tout le temps. »
Dans les faits, aucun d’eux ne montera sur l’échafaud. En revanche, nombre d'anciens Cœurs unis finiront relégués.
En 1913, les Apaches de Grenelle feront une dernière apparition dans les colonnes de la presse à l'occasion d'une rixe avec des chiffonniers du boulevard Victor Hugo. Puis avec l’irruption de la Grande Guerre, le nom des Cœurs unis de Grenelle s'effacera peu à peu puis définitivement des murs de Paris.
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Pour en savoir plus :
Nathalie Gal, « Sauvage de nos vi(ll)es, une quête de la nature dans les interstices urbains », in : Revue de recherche en tourisme, 2015
Michelle Perrot, « Les "Apaches", premières bandes de jeunes », in : Les marginaux et les exclus dans l'histoire, Cahiers Jussieu n° 5, 1979