1936 : « Les enfants malheureux » dans L'Humanité
En 1936, L'Humanité publie une série d'enquêtes sur une réalité française méconnue : la misérable condition de milliers d'enfants. La France vit alors les heures sombres de la Grande Dépression.
En 1936, la journaliste Simone Téry est chargée par Paul Vaillant-Couturier, alors rédacteur en chef de L’Humanité, d’enquêter sur une sombre réalité française : l’enfance malheureuse, entre extrême pauvreté et maltraitances diverses.
Une immersion dans une immense misère sociale dont la reporter sort bouleversée, alors que la France traverse le marasme économique de la Grande Dépression. Chômage et pauvreté frappent le pays sans que les gouvernements successifs n'apportent de solutions ; des millions de personnes vivent dans une grande pauvreté, dont des dizaines de milliers d'enfants, comme Bébert, dix ans, l'un des gamins croisés au cours du reportage, au détour d'une banlieue ou quelque part dans « la zone ».
« Il faut que nous sachions », martèle la journaliste qui pendant des semaines a côtoyé la misère et la maladie, le désespoir et la résignation.
« Des enfants hâves, aux membres déformés, parfois noirs de crasse et de gourme, avec des tignasses à poux, des loques sur des petits corps décharnés non, vraiment, nous ne voulons voir ça. Nous aimons trop les enfants pour voir ça. [...]
Car, chose curieuse, si la France est le pays du monde où l'on s'attendrit le plus sur les enfants, c'est aussi celui où l'on fait le moins pour eux. Parfois pourtant un scandale éclate. Par exemple des enfants se révoltent dans un pénitencier. [...] Alors les journaux en parlent. Ce sont de “beaux faits divers”, et les faits divers, voilà qui intéresse le public. »
Le reportage est une terrifiante plongée dans le quotidien de familles nombreuses aux prises avec les difficultés matérielles et les problèmes de santé, sans travail ni aides de l'État.
« – J'ai eu cinq enfants, dit Mme Mirot, mais j'en ai perdu un de méningite et l'autre de broncho-pneumonie.
– Tuberculose et syphilis héréditaires, m'informe ma compagne.
– Sans compter deux fausses couches. Ça m'a rendue bien malade, j'avais tout le sang empoisonné. Mais je n'ai pas pu me soigner, je n'en avais pas les moyens. [...]
– J'ai commencé à avoir mal aux yeux pendant la grossesse de mon premier garçon. [...] Je maigrissais de plus en plus, mais je pensais que c'était naturel, parce que je nourrissais. Je n'avais du reste plus d'appétit, j'ai été prise par l'anémie et, finalement, ça m'est tombé sur les yeux. Maintenant, je suis tout à fait aveugle. Il paraît que ça va revenir, mais que ça sera très long.De quoi vivrait-elle, cette malheureuse, sinon du fallacieux espoir qu'on lui a donné par charité. [...]
Pas une plainte, pas un reproche. Pour un peu elle dirait qu'elle a bien de la chance puisque “ça va mieux”.
– Mon mari est terrassier mais il ne travaille pas régulièrement. La moitié du temps, il n'a pas d'ouvrage. Moi, je reste toute la journée assise sur ma chaise, au coin du feu et je m'ennuie. Raoul met du charbon dans le fourneau.
Je regarde avec stupeur ledit Raoul, qui a quatre ans, l'âge où l'on craint les allumettes. Et c'est ce bambin haut comme trois pommes qui est chargé d'entretenir le feu de la maison. »
Le reportage fait également pénétrer dans la sordide zone des anciennes fortifications qui entouraient Paris, où l'on croise une population aussi miséreuse que nombreuse : les zoniers.
« J'avais vu les enfants des taudis, ceux des tristes banlieues. Je croyais être descendue jusqu'au fond de la misère humaine. Je n'avais pas vu la zone. [...]
Devant leur baraque, les zoniers ménagent parfois quelques mètres de terrain clos par les plus invraisemblables barrières. C'est le sommier métallique qui domine, avec les fers de lit rouillés et les ressorts à boudin déboudinés, ça ne pourrit pas comme le bois, ça ne coûte rien, ça se ramasse sur les terrains où la ville se débarrasse de sa ferraille.
Ayant franchi l'une de ces cliquetantes clôtures, nous tombons dans des caisses, pleines d'épluchures ou de chiffons, des seaux défoncés, des voitures d'enfants sans roues, des bouteilles souillées de terre.
Nous poussons la porte branlante, nous pénétrons dans le réduit. La fenêtre minuscule ne laisse passer qu'une lueur aquatique. On se croirait au fond de quelque marécage. La femme essuie un plat avec un torchon graisseux. L'homme est tassé sur une chaise, le dos courbé, tête basse, le menton noir ; a-t-on encore le courage de se raser quand on est au fond du désespoir ? »
Le Front populaire élu en mai 1936 soulèvera un immense espoir au sein des classes populaires. L'expérience sera néanmoins de courte durée et le gouvernement de Léon Blum ne parviendra notamment pas à régler le problème du chômage avant le basculement de la France dans la Seconde Guerre mondiale.