Écho de presse

1897 : plongée dans les dessous de la prostitution parisienne

le 25/04/2022 par Pierre Ancery
le 21/04/2022 par Pierre Ancery - modifié le 25/04/2022
Toulouse-Lautrec, « Au salon de la Rue des Moulins », 1894 - source : WikiCommons

En 1897, un ex-agent des mœurs dévoile dans une série d'articles très crus les difficiles conditions de vie des prostituées parisiennes. 

Septembre 1897. Le journal Fin de siècle annonce l'apparition d'une nouvelle rubrique consacrée à l'étude « puissamment intéressante et rigoureusement exacte des dessous les plus ignorés de la prostitution parisienne ». Intitulée « Le plaisir à Paris », cette chronique régulière sera tenue par « un ancien agent des mœurs [...] ayant tout vu et connaissant tout » (en France, la brigade des mœurs, future brigade mondaine, était chargée de la surveillance de la prostitution et de la répression du proxénétisme).

Pendant trois mois, le chroniqueur anonyme raconte dans ses moindres détails la vie des prostituées parisiennes : le racolage, la vie dans les maisons closes, les visites sanitaires, le recrutement des jeunes filles, les rafles... À l'époque, la prostitution est encadrée par la police et les médecins. L'auteur des articles explique la distinction administrative entre filles « soumises » (inscrites sur des registres) et « insoumises » (non inscrites), distinction motivée par un souci hygiéniste :

« On compte à Paris, en chiffres ronds, 4 000 prostituées inscrites sur les registres de la police, et on évalue à 30 000 le nombre des insoumises. L'administration ne connaît, en effet, que deux catégories de prostituées : les filles soumises et les insoumises. Elle protège les premières à qui elle donne une carte leur permettant [...] d'exercer leur métier officiellement [...]. Quant aux secondes, le rôle de la police des mœurs est de les pourchasser, de les empêcher, par tous les moyens possibles, de se soustraire au contrôle de la visite sanitaire. »

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Même si dans les faits, une certaine souplesse est de rigueur :

« En réalité, l’administration s’occupe peu de savoir si une fille est absolument perdue ou s'il faut conserver quelque espoir de la ramener à la vie honnête, et voici à peu près la scène qui se passe entre l’insoumise qui s’est laissée pincer dans une rafle et le représentant de l’administration :

— Vous avez déjà été arrêtée deux fois ?

— Oui, monsieur.

— De quoi vivez-vous ?

— Monsieur, je suis couturière.

— Oui, couturière en culottes. Vous faites la gare Saint-Lazare...

— Non, monsieur, j’vais au Moulin-Rouge.

— C'est bon, vous pouvez filer, mais ne vous faites plus repincer !

Si, au contraire, on a affaire à un vieux cheval de retour, on l'emballe sans cérémonie. »

On apprend que le travail des « femmes publiques » de la fin du XIXe siècle est soumis à un règlement étonnant, dont le chroniqueur reproduit le fac-similé :

« Il leur est défendu de provoquer à la débauche pendant le jour […]. Elles doivent avoir une mise simple et décente qui ne puisse attirer les regards soit par la richesse ou les couleurs éclatantes des étoffes, soit par les modes exagérées [...]. Défense expresse leur est faite de parler à des hommes accompagnés de femmes ou d'enfants […]. Les pourtours et abords des églises, des temples, […] les passages couverts, […] les quais, les ponts, et généralement les rues et lieux déserts et obscurs leur sont également interdits. »

L'ex-agent des mœurs explique que ce règlement étant totalement inapplicable, « tout ce qui leur est défendu leur est en réalité permis ». La tolérance est de mise – tant qu'il n'y a pas de scandale ou que quelque personnage influent ne porte pas plainte contre les filles de son quartier, auquel cas une rafle peut avoir lieu.

Le chroniqueur fait aussi visiter aux lecteurs l'hôpital-prison de Saint-Lazare où sont internées les prostituées arrêtées par la police, souvent arbitrairement.

« Le régime imposé à ces malheureuses [...] est terrible. Le réveil a lieu à quatre heures 3/4 du matin. Ou leur donne jusqu'à cinq heures pour faire leur lit et leur toilette. Elles se rendent alors dans les ateliers où elles sont astreintes au travail jusqu’à huit heures trois quarts [...]. L’ordinaire de la prison se compose de 700 grammes de pain bis, un demi-litre de bouillon maigre et environ un demi-litre de légumes fricassés, pour la journée ! Deux fois par semaine, on y ajoute une ration de quelques grammes de viande. Comme boisson, de l'eau, ou quelque boisson hygiénique innommable. »

Expliquant le fonctionnement des maisons closes, il raconte le destin de la jeune fille qui se laisse « recruter » :

« La paresse, la misère, le racolage habile d'un courtier beau parleur […] ont décidé la fille à entrer dans une maison de tolérance. Dès lors elle devient la chose, la propriété de la maîtresse de maison […] à qui elle abandonne officiellement, pour payer sa nourriture et son entretien, la moitié du fruit de ses travaux [...]. Dans les bonnes maisons, quand la fille a du succès, le “travail” est parfois terrible […]. À certains jours, une fille avait reçu jusqu'à trente-deux clients dans l'espace de vingt-quatre heures. »

Dans les maisons de plus basse catégorie, le nombre de passes quotidiennes pouvait être bien plus élevé. Dans un autre article, le chroniqueur décrit les cafés de nuit où les prostituées finissent leur soirée en espérant « ferrer » un bon client :

« Les cafés de nuit les plus importants sont situés sur les grands boulevards ; mais il y en a aussi à Montmartre et au quartier Latin. Ils ont d’ailleurs le même aspect : seule l’allure des clientes est un peu différente ; à Montmartre, elles sont très bruyantes et généralement très assoiffées. Au quartier Latin, ce sont les “chahuteuses” de Rallier, lesquelles n’ont rien de commun avec les chahuteuses du Moulin-Rouge : celles-ci sont des professionnelles, payées pour lever la jambe, des artistes, quoi ! [...]

À noter encore que, dans les cafés de nuit du quartier Latin, pour être bien vu de ces dames, il faut au moins avoir l’air d’être étudiant. Sinon on risque fort, après avoir payé d'innombrables soucoupes, de s’entendre dire, sur le coup de deux heures du matin :

— Bonsoir, mon gros ; mon amant m'attend.

C’est le lapin dans toute son horreur. »

À la fin du XIXe siècle, on estime qu'un quart des hommes parisiens étaient des clients réguliers de prostituées.

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La Prostitution à Paris
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De l'état actuel de la prostitution parisienne
Charles-Jérôme Lecour
La Prostitution
Yves Guyot