1890. En pleine période de politique nataliste, la journaliste et militante Séverine prend la plume pour défendre le droit à l'avortement.
Au XIXe siècle, l'avortement est interdit dans les textes, mais n'en est pas moins pratiqué. En cette fin d'année 1890, une affaire survenue à Toulon implique le maire de la ville et la femme d'un officier de marine et fait grand bruit.
A cet occasion, Séverine – sous le pseudonyme « Jacqueline » – publie en Une du quotidien Gil Blas du 4 novembre 1890 un article intitulé « Le Droit à l'avortement ». Elle critique l'hypocrisie des mœurs bourgeoises, qui condamnent à la misère les plus pauvres à qui on demande de ne jamais avorter.
–
LE DROIT À L'AVORTEMENT
Vous m'avez demandé, cher directeur et ami, mon opinion sur le drame de Toulon. C'était chose dangereuse – l’avis que je puis émettre étant d'une hardiesse à faire paraître ingénus et familiaux les contes les plus risqués publiés ici.
Car l'immoralité, vous le savez, est de deux sortes : celle qui chatouille en riant le nombril des sénateurs – celle-là, tous les régimes l'ont encouragée – et celle qui s'arrête, grave, devant certains problèmes, celle que n'inquiète pas la crudité du sujet, et qui marche dans l'ordure jusqu'aux reins, sans frisson et sans nausée, si quelque être s'y noie, en cette ordure, et appelle au secours de toute la force de son désespoir, de toute l'angoisse de son abandon.
C'est cette immoralité-là qui est mienne, et j'y vais donner libre carrière, audacieusement, cyniquement – étonnant les superficiels qui me considéraient un peu comme la vertu de la maison, mais ne surprenant point les autres, ceux qui, habitués à lire entre les lignes, comprendront que ce que j'écris aujourd’hui n'est que la résultante logique, absolue, implacable, de ce que j'écrivais hier.
***
Et, tout d'abord, un mot sur l'affaire elle-même, ce qu'on a appelé, dès le premier jour, le scandale de Toulon.
Ah ! oui, un joli scandale, à l'actif bien moins des accusés que des magistrats, la dernière stupidité de la justice, la galle à Thémis, quoi !
Mais est-ce bien une gaffe? Cela pue la vengeance à plein nez, la vengeance de province, rance et moisie, avec des relents de vieille demoiselle et des senteurs de robin irrité. Cela ressemble furieusement à la revanche d'une caste sur un adversaire hier puissant, la mise en pièces d'un homme par toutes les furies de la magistrature, de la « bonne société »,–et de l'autorité maritime.
Car elle en est, l'autorité maritime, elle en est en plein. M. Fouroux avait été sous ses ordres, puis, libéré, avait combattu des abus qu'il connaissait d'autant mieux qu'il en avait souffert.
Rappelez-vous l'affaire Ginailhac ? Le maire soutint la population, et les journaux de la localité, contre l'arrogant sous-lieutenant – et en eut raison. Évidemment, l'autorité maritime ne pouvait nier l'évidence des faits, mais elle fut hors d'elle d'avoir à reconnaître et à châtier publiquement les torts d'un de ses subordonnés.
Enfin, madame de Jonquières est la femme d'un marin, la bru d'un contre-amiral. L'autorité maritime fut bien convaincue que ce choix n'avait d'autre motif que de la narguer, de l'atteindre dans son collectif honneur conjugal.
Étudiez cela attentivement – jamais la lutte entre l'élément civil et l'élément militaire n'atteignit pareil degré d'acuité sournoise, jamais élu d'une ville ne fut en butte à plus de haines, guetté par plus de pièges, miné par plus d'ongles tenaces, grattant le sol sous ses pas.
Lisez les détails communiqués d'abord – et si vite ! « M. Fouroux était républicain… et même républicain avancé… il avait su se rendre populaire… les ouvriers des ports votaient pour lui… » Etc., etc.
Il y a autre chose, croyez-le, en cette affaire, que ce qu'on en raconte. Qui a dénoncé ? Qui a donné l'ordre immédiat des poursuites? Ne parle-t-on pas aujourd'hui de concussions, de détournements, lamentables et abominables calomnies qui ne tiennent pas debout !
Si bien que Ranc, Charles Laurent, d'autres encore, sont obligés de crier « Silence ! » et de rappeler ces furieux à la pudeur.
Le scandale de Toulon, savez-vous ce que c'est ?… C'est un roman de Malot, ourdi comme l'est le Beau-Frère ou le Docteur Claude, un monstrueux enchevêtrement de rancunes provinciales tissées autour d'un homme, et le ligotant, l'enserrant, l'étouffant.
***
Remarquez bien que je ne plaide pas non-coupable. Il se peut très bien que M. Fouroux ait fait ce dont on l'accuse. Et puis après ? En administrait-il moins bien sa ville pour cela ?
Parmi ceux qui seront dans la salle de l'audience, le jour ou il passera aux assises – si il y passe – tant juges que témoins, tant jurés qu'auditeurs, y compris les huissiers et les gendarmes, il y en aura plus de cent entendez vous, qui seront identiquement dans le même cas.
L'avortement ! Je voudrais bien qu'on me dise, d'abord, où et quand il commence ? J'ai peu habitué les lecteurs du Gil Blas à leur en conter de raides ; mais, vrai, il me coûte, cette fois, de mâcher mes mots.
L'homme qui se gare des suites d'une rencontre, la femme qui préserve immédiatement ses échéances futures, sont-ils donc des avorteurs? En bonne logique, la loi devrait dire oui. Et avorteur aussi, Onan, le vilain homme qui semait son blé en herbe – ce qui n'a pas empêché d'ailleurs Israël de germer et de moissonner ! Mais, à ce compte, les collèges, les pensions, les casernes, les couvents, les navires, toutes les agglomérations d'adolescents, d'hommes, de femmes, où les sexes isolés s'appellent et s'illusionnent, sont des fabriques d'avortements.
Et à quel moment est-il légal, l'avortement, à quel moment ne l'est il pas ? L’Église est logique, au moins, dans ses interdictions, dans ses défenses ; mais le Code – ah ! le blagueur !...
Comme si la conscience – la seule loi du monde ! – faisait ces distinctions et s'abritait derrière ces subterfuges ; Dès qu'un être a été lâché sur la terre, si petit, si frêle, si touchant dans sa laideur et dans sa faiblesse, dès qu'il a vagi son premier cri, agité ses menottes, dénoué ses petons, il vit, il est sacré !
Avant, il y a une femme – et rien qu'une femme, vous m'entendez bien ! Cela est si juste qu'en cas d'accouchement difficile les médecins n'hésitent pas : il sauvent la mère et laissent l'enfant dans le néant !
On les étonnerait rudement, ceux-là, en les traitant d'avorteurs !
– Mais la repopulation ?… disent les économistes.
La repopulation, misérables hypocrites, qu'a-t-elle à voir là-dedans – et comment osez-vous prononcer ce mot ?
La repopulation ! Que fait-on donc pour les nombreuses familles, les « tiaulées » de dix, douze moutards qui, dans votre état social, ne trouvent ni de quoi se nourrir, ni même de quoi se loger ? Mon confrère Montorgueil, l'autre jour, en tête de l’Éclair, signalait un de ces faits à l'indignation publique. Écoutez ça.
« Il est, à Paris, un artiste, ouvrier de grand mérite, M. Maingonnat, habitant récemment, 13, rue Bayen, médaillé à l'Exposition de 1889 pour des tapisseries d'une finesse remarquable. Cet honnête et laborieux ouvrier a eu onze enfants ; il lui en reste sept. Depuis six semaines, il est sans logement, parce qu'on ne veut pas d'enfants dans les maisons où il s'est adressé ; il a loué un modeste appartement dans dix maisons successivement, il a remis au concierge dans chacune de ces maisons un denier à Dieu ; partout on le lui a rendu et on a refusé de le recevoir quand on a vu arriver ses enfants ; je citerai notamment les concierges de la rue Demours, 74 ; de la rue Poncelet, 3 et 10. Le commissaire de police, auquel il s'est adressé pour exiger l'exécution des locations verbales constatées par la remise des deniers à Dieu a refusé d'intervenir. Voilà six semaines que dure le supplice de l'expulsion pour cause d'enfants ; pendant ce temps, le malheureux ouvrier a mangé ses économies, il n'a pu travailler à son métier de réparateur de tapisseries où il excelle : il a empilé sa pauvre famille dans la chambre de son vieux père, sauf sa femme et deux de ses filles qui sont à l'hôpital. »
La repopulation ! Il faudrait prendre les ultimes excréments de la famille Hayem, pour en barbouiller ceux qui osent prêcher la reproduction aux meurt-de-faim !
Que fait-on pour les chefs des nombreuses lignées. Où est leur récompense, l'encouragement qu'on leur offre, l'appui qu'on leur accorde, l'aide qu'on leur prodigue, l'allégement de leurs charges, de leurs pesants devoirs, de leurs écrasantes obligations ?
Rien. La peine, la misère et le suicide au bout – voilà leur lot !
Avant que d'imposer les célibataires ou que d'aller fouiller dans le panier à linge sale des sages-femmes, la loi ferait vraiment bien de payer ses dettes !
***
Moins de faubouriennes – même mariées – éviteraient un accroissement de postérité si le Paul à venir ne devait pas arracher le pain de la bouche de Jacques, Pierre et Jeanne. En se privant de tout, c'est la gêne ; un de plus, ce serait la misère. Elles se font quelquefois avorter par amour maternel, les ouvrières – on ne se doute pas de ça, dans l'économie sociale, ni dans la magistrature non plus !
Quant à celles qui risquent leur vie pour sauver moins leur réputation que le repos de ceux qui les entourent, elles sacrifient à un préjugé dont le Code seul est responsable, car ce n'est certes pas la nature qui en a eu l'idée.
Lorsque les hommes ont placé l'honneur des hommes sous le cotillon des femmes, ils auraient dû songer, en même temps, à ne pas imputer de crime et à ne pas frapper de châtiments tout acte commis par la femme pour sauvegarder l'apparence de cet honneur-là. Le contraire est illogique et cruel.
Puis, après tout, je le répète, elles risquent leur vie, celles qui refusent la maternité accrochée à leurs entrailles – et le danger anoblit les pires actions.
Être espion en temps de paix est vil et lâche ; être espion en temps de guerre est héroïque et noble. Les agents des mœurs sont honnis ; les agents de la Sûreté sont estimés. Pourquoi ? C'est le même métier, cependant, il ne varie ni dans ses mobiles, ni dans ses conséquences.
Oui, mais le péril est là ! Les douze balles du peloton d'exécution, le surin de l'escarpe font blason – la mort donne l'investiture.
Cette chair qui a péché, la pécheresse l'offre à la tombe ; elle sait qu'elle peut mourir, elle sait qu'elle peut dépérir à jamais, perdre sa beauté, sa santé, sa force – et le mobile qui la fait agir est plus puissant que la révolte de son épouvante.
Si vous avez des pierres dans votre jardin, jetez-les-lui. Moi pas !
***
– Mais les coquettes, disent les bonnes gens, celles qui ont peur pour la finesse de leur taille et l’éclat de leur teint ?
Il en est peu, de celles là. Les femmes, aujourd'hui, sont assez instruites pour savoir qu'un « accident » tardif les vieillit et les fane souvent autrement qu'une naissance. Et – chose gaie ! – les bonnes gens en question, qui élèvent leurs rejetons dans la vénération de la civilisation grecque, ignorent que le peuple d'Athènes votait l'avortement de Phryné, « ne voulant pas qu'un chef-d'œuvre aussi parfait risquât d’être abîmé ».
Nous n'en sommes pas là, mais elles pullulent les pauvres petites Phrynés qui ne peuvent, vivant au jour le jour, s'imposer un chômage d'un an. La plupart des femmes galantes ont un enfant – la surprise des débuts – mais n'en ont plus par la suite… il y aurait des désabonnements !
Exercer un autre métier ? Mais puisqu'il y a plus de doigts qu'il n'y a d'ouvrage,et que les travailleuses honnêtes crèvent de misère, faute de travail. Que viendrait faire cette concurrence au marché à besogne ? Il vaut bien mieux qu'elles restent ce qu'elles sont - et vengent les autres !
Puis leur inconsciente philosophie s'émeut du sort des petits qui naîtraient de leur alcôve. Des enfants à trente-six pères? Des fils de filles ? De la chair à chagrin comme elles ont été de la chair à plaisir ? Ah ! non, par exemple ! Et leur moralité évite cette immoralité-là.
Voyez-vous, l'avortement est un malheur, une fatalité – pas un crime. La législation n'a pas droit de punir ce qui est son œuvre, son œuvre à elle-seule.
Tant qu'il y aura, de par le monde, des bâtards et des affamés, le drapeau de Malthus, – le drapeau taché de sang des infanticides avant la lettre – flottera sur ce troupeau d’amazones rebelles qui, forcées par vos lois de tenir leurs seins arides, ont droit de garder leurs flancs inféconds !
JACQUELINE