Pédérastie et messes noires présumées à la Belle Époque
En 1903, l’affaire Jacques d’Adelswärd-Fersen provoque la révulsion de l’opinion française. En cause, des « bacchanales » entre jeunes hommes organisées dans les appartements de deux fils de bonne famille.
Le 10 juillet 1903, la presse parisienne évoque à mots couverts l’arrestation, la veille, de deux jeunes aristocrates, pour des faits apparemment scabreux. Sous le titre « Un scandale », Le Journal rapporte en effet :
« Il y a quelques temps, deux jeunes gens d’excellentes familles louaient un pied-à-terre d’un loyer de huit-mille francs dans le quartier de l’Étoile, entre l’avenue de Friedland et l’avenue Mac-Mahon.
Les deux locataires, le baron d’A. et le comte W. recevaient de nombreuses visites ; mais bientôt, les visiteurs eux-mêmes attirèrent l’attention des voisins, qui s’émurent et prévinrent le parquet. Une surveillance des plus actives fut alors organisée autour de la garçonnière, par l’agent Baube, du service de la Sûreté.
Des garçons de douze à quinze ans venaient, à la sortie des classes, passer de longs moments dans le lieu de rendez-vous établi par W et son ami d’A. »
Le lendemain, l’identité des deux prévenus est dévoilée : il s’agit du baron Jacques d’Adelswärd-Fersen, jeune rentier de 23 ans comptant parmi ses ancêtres le favori de Marie-Antoinette Axel de Fersen, et de son ami, le comte Albert Hamelin de Warren.
Très vite, cependant, c’est sur le premier que va se concentrer l’attention des médias, d’abord parce que Warren se trouve à ce moment-là aux États-Unis – en fuite, veut-on croire – ensuite parce ce qu’Adelswärd, malgré son jeune âge, n’est pas tout à fait un inconnu : lié à la mouvance « décadente », le jeune homme a déjà publié plusieurs volumes de vers et de proses, dont l’un, Ébauches et débauches, avait été remarqué par Le Journal en date du 17 septembre 1901, pour sa « névrose étrange et passionnée ». Il est vrai que ce jeune éphèbe excentrique a tout pour fasciner le public :
« Grand, blond, taille élancée, Jacques d’Adelsward appartient à une vieille famille suédoise. Il se préparait à la carrière diplomatique et était réputé d’intelligence supérieure.
Très épris de littérature, et particulièrement des œuvres ultra-modernistes, il accomplissait l’an dernier son service au 91e régiment d’infanterie, à [Charleville] Mézières, dans le peloton des dispensés – car il ne faisait qu’un an en qualité de fils d’étranger. »
La presse reviendra souvent sur les 40 000 livres de rentes annuelles qui permettent au jeune gandin amateur d’art et de luxe de vivre sur un grand pied : à Charleville, il s’était fait aménager une garçonnière « meublée de façon fort originale, et dont les chambres étaient tapissées de soieries acquises à très grand prix ».
Celle de l’avenue de Friedland, bientôt surnommée sa « frissonnière », apparaît encore plus spectaculaire :
« Il dépensa des sommes considérables pour faire de ce simple rez-de-chaussée un temple unique pour le culte qu’il entendait y célébrer.
Cinq cabinets de toilette entourent une grande pièce et un salon dont les volets étaient toujours clos hermétiquement […]. Les canapés, les chaises longues étaient placés sous des tentures ornées de Chimères allégoriques. Sur des colonnes de marbre blanc ou rose se dressaient fièrement des statues antiques : Apollon, la Vénus de Milo… »
Warren, nettement moins fortuné – il a même dû « faire des bandes » dans un journal pour gagner sa vie – n’en disposait pas moins, lui aussi, d’une garçonnière avenue Mac-Mahon, moins luxueuse mais tout aussi tapageuse : des témoins auraient vu de très jeunes invités passer, la nuit, par les fenêtres, et l’été, « ses joyeux compagnons, à peine couverts de caleçons ou de peignoirs ouverts, apparaissaient, ainsi aux yeux des passants scandalisés ».
Mais l’affaire va au-delà de ces frasques d’enfants gâtés : dès le 11 juillet, on évoque des « messes noires », formule choc assaisonnée d’extrapolations variées : le 13 juillet, Le Journal titre sur « les dégénérés », le 13 juillet Le Rappel parle de « pornographie mondaine », tandis que le 15 juillet Le XIXe siècle n’hésite pas à évoquer une « folie érotique ». Le Matin du 12 juillet dépeint pour sa part de « sabbatiques bacchanales » menées par Adelswärd en « grand pontife du culte d’Astaroth ».
Le Journal du 11 juillet les rattache au « satanisme moderne », en rappelant qu’ « il y a quelques années, on vola dans le tabernacle de l’église Notre-Dame un ciboire remplie d’hosties consacrées. Ces paroles sacrilèges sont généralement accompagnées de toute une série de turpitudes et d’obscénités révoltantes ». On suggère aussi qu’Adelswärd est amateur d’opium et de morphine, touche « décadente » qui complète parfaitement le tableau.
Des témoignages, à charge et à décharge, il ressort surtout que les deux jeunes gens recevaient régulièrement leurs amis et connaissances. Pour des matinées artistiques et littéraires, d’abord, auxquelles assistaient artistes, littérateurs et musiciens des deux sexes :
« C’étaient des fumeries d’opium. Comme lui, personnellement, détestait l’opium, il se piquait à la morphine.
Avant l’ivresse finale, ses amis se réunissaient dans son fumoir, lisant, causant, l’écoutant improviser ses vers, tandis que, au salon, un pianiste jouait des airs graves. »
Mais en fin d’après-midi, les choses prenaient, selon Le Journal du 11 juillet, une tournure plus équivoque :
« Les invités […] étaient de tout jeunes gens appartenant à des familles très honorables et fréquentant les lycées des environs de l’Arc-de-Triomphe.
Avant l’introduction des visiteurs, le jeune baron se tenait dans sa salle de bain où bientôt un domestique amenait ses jeunes amis. On l’adulait, on le fêtait, on célébrait la beauté de son corps ; les uns, le front ceint d’une couronne de roses, d’autres de ruban vert tendre ou rouges, agitaient des encensoirs remplis de parfums exotiques, d’autres récitaient de beaux vers élaborés par le baron ou quelques-uns de ses amis. »
Et plus la nuit gagnait, plus l’atmosphère se délitait :
« Les assistants étaient de tout autre genre. Tout ce que les bas-fonds de Paris comptaient d’individus affligés de mœurs contre-nature défila dans le temple de l’avenue de Friedland. »
La « pédérastie », on le voit, est bien au cœur de l’affaire et autant qu’en « décadent », c’est en « inverti » qu’est dépeint le jeune baron, dont on souligne à mots feutrés l’élégance « efféminée » : « impeccable dans sa redingote, redressant sa fine taille emprisonnée dans un corset mignon, la boutonnière toujours fleurie d’un gardénia, d’Adelsward ne dédaignait point cette triste compagnie ».
Dans la France de l’époque, cependant, et contrairement à la Grande-Bretagne qui avait instruit, en 1895, le retentissant procès d’Oscar Wilde, les rapports consentis entre hommes ne tombent pas sous le coup de la loi, et ce n’est pas pour homosexualité mais pour « outrage public à la pudeur » et « excitation de mineurs à la débauche » qu’Adelswärd et son comparse ont été inculpés.
Il est vrai que les plus jeunes des invités n’avaient pas 10 ans, et que c’est en voiture que les deux comparses allaient les « recruter » à la sortie du lycée Carnot. Un père éploré aurait éclaté en sanglots dans les bureaux du Quai des Orfèvres, « bien décidé, disait-il, à étrangler de ses propres mains l’un des satyres qui ont violenté son fils à peine âgé de huit ans » (Le Journal, 11 juillet).
Un extrait de la correspondance saisie avenue de Friedland va s’avérer particulièrement compromettant, puisque Warren y écrivait à son ami : « Mon cher Jacques, je vais te ravitailler cette semaine ; j’ai trouvé de jeunes pousses… ».
Malgré la gravité des faits et l’outrance stéréotypée des formules, la presse se montre, dans l’ensemble, plutôt indulgente vis-à-vis du baron, préférant voir en lui un poète légèrement excentrique, plutôt qu’un répugnant pervers pédophile. Fascination pour son ethos aristocratique et préjugés en faveur de la littérature se conjuguent pour désamorcer la charge de scandale.
Le 14 juillet, Le Journal peut ainsi citer la préface élogieuse qu’Edmond Rostand, « de l’Académie française », avait consacré à l’un des recueils du jeune homme. Le 17 juillet, c’est le futur romancier Gaston Leroux qui, dans Le Matin, se saisit de l’affaire des « messes noires » pour tourner en dérision les embarras de la justice dans les procès de mœurs.
Les 2 et 3 août, l’écrivain Jean Lorrain, connu pour son ambiguïté sexuelle et son goût des paradis artificiels, accepte, pour Le Journal, d’évoquer sa rencontre avec Adelswärd à Venise : s’il pointe sa « vanité » et son « snobisme », il dépeint aussi un écrivain doué et un esthète flamboyant, seulement égaré dans la « mauvaise littérature ».
Seul L’Aurore, journal de la gauche radicale dirigé par Clemenceau, prend prétexte de l’événement pour tonner, sous le titre « Pourriture », contre l’influence cléricale et l’aristocratie « néo-féodale », ici incarnée par « un petit monsieur trop noble, trop riche, trop paresseux » (14 juillet).
L’affaire, au vrai, se tasse pendant l’été et ne réinvestit les colonnes des journaux qu’à la fin du moins d’octobre, à l’approche du procès.
Commencé le 28 novembre 1903, celui-ci achève de dégonfler le scandale des « prétendues messes noires », comme l’écrit désormais Le Journal dans son édition du 29 novembre.
Lors de la première audience, Adelswärd, « très correctement vêtu, veston bleu marine très foncé, une cravate noire avec des raies blanches, le visage imberbe, orné d’une petite moustache blonde », contribue efficacement à sa propre défense, « servi par une voix chaude et persuasive » comme par son raisonnement « juridiquement impeccable ». Son interrogatoire montre un jeune homme précocement initié aux « amours particulières » lors de sa scolarité au collège Sainte-Barbe, qui dit avoir régulièrement échoué à revenir vers les femmes, même s’il avait récemment décidé de renoncer « à toute cette boue » en se fiançant à une jeune fille du meilleur monde.
Lorsque le juge invoque l’influence de lectures « malsaines », il se défend avec véhémence :
« Votre réflexion m’étonne, monsieur le président, car mes auteurs favoris, Théocrite, Virgile, Platon, ont chanté… tout ce que je voyais. J’ai lu aussi Baudelaire, Huysmans, Verlaine. »
Quant aux fameuses soirées, elles ne sauraient être qualifiées « d’orgies » ou de « messes noires ». La plus osée eut lieu le 17 mai 1903, avec une trentaine d’invités rassemblés pour écouter de la musique et des poésies :
« À onze heures, d’Adelsward ouvrit à deux battants les portes de son salon, brillamment illuminé, et l’on vit alors un jeune homme de quatorze ans, environ, complètement nu, dont la nudité complète était pudiquement voilée par une écharpe, s’étendre sur une peau d’ours blanc, qui était placée sur son lit. Il avait la tête enguirlandée de fleurs et au dessus de lui, sur l’oreiller, était placée une tête de mort, entourée de roses.
À ce moment-là, le baron d’Adelsward, dissimulé derrière un épais feuillage, prononça une invocation à Adonis, célébrant à la fois la Jeunesse et la Mort, qu’il avait voulu ainsi symboliser. »
La suite du procès s’avère plus périlleuse. Les inspecteurs chargés de l’enquête et un ancien domestique peuvent en effet attester la jeunesse problématique des invités. « Je ne me suis livré à aucun acte répréhensible devant eux », se défend Adelswärd, « j’ajoute que je n’ai pas été leur initiateur, et encore moins leur éducateur ».
« Obscènes », les photos saisies dans sa garçonnière ? Plutôt « artistiques », selon lui. Quant à Warren, son air défait, ses propos incohérents, et le témoignage sans indulgence de sa concierge – « le propriétaire, en présence du scandale qu’il occasionnait, a dû lui donner congé » – ne font pas très bonne impression.
Pourtant, le 3 décembre, le substitut Lescouvé livre un réquisitoire que Le Journal du lendemain n’hésite pas à qualifier de « modéré, admirablement ordonné et d’une élévation remarquable ». S’il s’agit de protéger la morale et plus spécifiquement, celle « d’enfants de treize et quatorze ans », qui ne peuvent être des « spectateurs consentants », si les deux délits semblent bien constitués, il y a lieu de faire une application modérée de la loi, car Warren n’est qu’un « déclassé, un vaniteux et un paresseux » qui inspire la pitié, tandis qu’Adelswärd, est devenu un « malhonnête homme pour éviter d’être un bourgeois ».
« Mais tout n’est pas perdu chez ce jeune homme de 23 ans, on peut espérer un relèvement. Son châtiment a été déjà grand ! »
Les deux avocats, Me Henri Robert pour Warren et Me Edgar Demange pour Adelswärd – l’un des défenseurs de Dreyfus, dont la demande de révision venait d’être acceptée –, considérèrent, pour leur part, que les délits n’étaient pas constitués. La Cour les suivit pour l’outrage « public » à la pudeur, les faits étant restés cantonnés à l’espace privé, mais pas pour l’« excitation de mineurs à la débauche », « attendu que pour parvenir à son but d’Adelsward attirait des mineurs par des goûters, leur lisait des poésies lascives et mettait sous leurs yeux des gravures licencieuses ». Pour ces faits, les deux prévenus furent condamnés chacun à 6 mois de prison ferme et 50 francs d’amende. Adelswärd quitta le tribunal libre, ayant effectué sa peine en préventive, mais Warren, arrêté seulement le 19 septembre, dut rester encore quelques mois incarcéré et fit d’ailleurs appel – sans succès.
Ce n’est que vingt ans plus tard, au lendemain de la mort de Jacques d’Adelswärd-Fersen, le 5 novembre 1923, que la grande presse braquera de nouveau les projecteurs sur l’écrivain, dont la sulfureuse réputation n’avait pas diminué avec le temps : « La vie scandaleuse de M. de Fersen » titre ainsi L’Homme libre du 11 décembre 1923, tandis que L’Écho d’Alger évoque « La vie étrange et la mort mystérieuse d’un dévoyé ».
Si la sentence de 1903 s’était avérée relativement modérée, elle n’avait pas été sans conséquence : choquée, sa fiancée avait rompu, le laissant hanté de pensées suicidaires. Sa santé chancelante l’empêcha d’intégrer la Légion étrangère, lui laissant pour principales activités les voyages, l’opium et la littérature.
En 1905, il publiait Messes noires. Lord Lyllian, qui parodiait l’affaire de 1903, et inaugurait la luxueuse villa « à l’antique », qu’il avait fait construire sur un terrain acheté à Capri, non loin de l’ancienne demeure de l’empereur Tibère. Il passa, dans cette « villa Lysis », l’essentiel du reste de sa vie, ce qui ne l’empêcha pas de lancer, en 1908-1909, la luxueuse revue Akademos, qui, sous couvert d’art et de littérature, fut la première, en France, à aborder les questions homosexuelles, le temps de dix numéros.
Mais l’exil doré de Capri se révéla tout aussi tumultueux que ses années parisiennes : ses mœurs et propos « scandaleux » suscitèrent, à plusieurs reprises, la colère des habitants, et c’est avec un cocktail létal de champagne et de cocaïne qu’il mit fin à ses jours en 1923, non sans provoquer un nouvel émoi, puisque ses proches accusèrent son jeune amant italien Nino Cesarini de l’avoir assassiné pour accaparer les biens dont il était le légataire.
En partie imaginaire, la pseudo-affaire des « messes noires » illustrait parfaitement cette sensibilité « fin-de-siècle » férue de bizarre et de morbide. Mais elle témoigne aussi de l’ambivalence du regard porté sur l’homosexualité masculine, entre tolérance grivoise et préjugés condescendants. Moins, cependant, qu’en Angleterre, où les pratiques révélées au cours de l’enquête auraient pu valoir à Adelswärd une peine comparable à celle d’Oscar Wilde huit ans plus tôt : deux ans de travaux forcés.
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, maître de conférences HDR en histoire contemporaine à l’université de Tours. Elle est notamment l’auteure de Paradis perdus, drogues et usages de drogues dans la France de l’entre-deux-guerres, paru aux PUR.
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Pour en savoir plus :
Viveka Adelswärd et Jacques Perot, Jacques d'Adelswärd-Fersen, l'insoumis de Capri. Paris, éditions Séguier, 2018.
Patrick Cardon (éd.), Dossier Jacques d'Adelswärd-Fersen, Lille, Cahiers Gay-Kitsch-Camp, 1993
Roger Peyrefitte, L’Exilé de Capri, Flammarion, 1959