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Les « Assassins », de la fascination à la terreur

le par - modifié le 13/09/2021
le par - modifié le 13/09/2021

En plus d’avoir inspiré nombre de légendes noires, les Assassins médiévaux sont aussi devenus des objets de fascination, tant politiques que littéraires.

Nous avions vu dans un précédent article à quel point les « Assassins » – ou du moins une image déformée de cette branche de l’islam fondé en Perse au XIe siècle – avaient été évoqués avec crainte depuis le XVIe siècle en Occident. On trouve dans nombre d’écrits des passages renvoyant avec un effroi et un dégoût mêlé au Vieux de la Montagne, chef mystérieux qui aurait dirigé une armée de sicaires fanatiques depuis sa forteresse d’Alamut. Pourtant, comme souvent avec des figures associées au Moyen Âge et à l’Orient, ce personnage suscite autant de fascination que de rejet.

Cela transparaît tout d’abord au niveau politique. Alors que beaucoup à l’extrême droite imaginent des liens factices entre les Assassins, les templiers et les francs-maçons pour mieux disqualifier ces derniers, d’autre ne manque pas d’afficher leur admiration pour ces musulmans chiites. Certains auteurs réactionnaires craignent en effet que la modernité et le régime démocratique ne « dévirilisent » la France. Selon eux le pays doit retrouver ses traditions guerrières, et, pour ce faire, prendre exemple sur des régions du monde qui les auraient gardées intactes.

Maurice Barrès, figure centrale du nationalisme français, est de ceux-là. Il tire ainsi en 1923 de son voyage en Orient Une enquête aux pays du Levant l’occasion de méditer sur l’épopée des Assassins. Et s’il n’évite pas d’évoquer à leur encontre nombre de poncifs négatifs, il ne peut s’empêcher d’être fasciné par eux au point de consacrer tout un chapitre « vieux de la Montagne » et aux nizârites – nom historique des Assassins – en qui il voit des Persans partageant nombre de points communs avec les Européens. Si les seconds ont dû se soumettre au catholicisme, une « religion sémitique » venue du judaïsme, les premiers, leurs lointains cousins « aryens », ont été vaincus par l’islam.

« La Perse du onzième siècle, écrit-il, était un vieux sol volcanique, invinciblement travaillé par d’antiques pensées religieuses et nationales. […]

A tous le vainqueur imposa le joug de l’islam. Quel désastre pour cette race persane, qui appartient, comme les Indiens, les Grecs, les Latins et nous-mêmes, à la grande famille aryenne, d’avoir à s’accommoder de la pensée sémitique et d’une pensée contre sa nature. »

Sortir du « sémitisme », redécouvrir une forme de virilité, exige donc pour le peuple français « aryen » de retrouver une énergie guerrière qu’ont su canaliser en leur temps les Assassins, au risque que d’autres, comme les Allemands, ne la récupèrent avant eux :

« Chez un Nietzsche (et dans quelle mesure, chez un Renan ?), n’y a-t-il rien qui s’apparente avec le nihilisme et l’ascétisme du Vieux de la Montagne ? […]

Nietzsche, c’est aussi la révolte contre la victoire chrétienne. Une nouvelle fois, Zoroastre et le sur-homme se dressent non plus contre Mahomet, mais contre le Christ. La Germanie sous nos yeux a son Vieux de la Montagne, dont la prédication ne cesse pas d’agir. Songez à leurs sociétés secrètes, et aux Assassins qu’elles délèguent !

Ce rapprochement n’est pas une imagination de poète. L’Allemagne nous dit à pleine bouche qu’ayant tout dépassé et tout épuisé d’un Occident émasculé, elle veut se mettre à l’école de l’Asie. »

On retrouve ici la même fascination que la presse conservatrice du début du XXe siècle pour les populations guerrières musulmanes en qui elle voyait, comme chez les Touaregs, d’authentiques chevaliers dont il faudrait s’inspirer. Barrès y ajoute tout un arrière-plan théorique permettant d’opposer une modernité démocratique efféminée et « sémitique » à une identité médiévalisée, aryenne et aristocratique, masculine et guerrière avec, en son centre, l’image du chevalier.

Ce discours se retrouve largement dans la propagande antisémite, mais aussi chez d’autres penseurs d’extrême droite. En 1937, l’Italien Julius Evola, prenant à contre-pied nombre de théories complotistes de son camp politique, affirme ainsi, dans son ouvrage Le Mystère du Graal et l'idée impériale gibeline (1937) que durant le Moyen Âge l’alliance des templiers et des Assassins a tenté de protéger la tradition aryenne – que représentait le Graal – contre le catholicisme aux mains des Juifs. De danger lié au « complot juif », les Assassins, sous la plume du théoricien transalpin, se changent en chevaliers dignes d’éloges.

Bien loin de racialisme des auteurs réactionnaires, d’autres se fascinent pour la légende des Assassins parce qu’elle est liée, comme nous l’avions vu dans l’article précédent, à la consommation de drogue. En 1844, le docteur Jacques-Joseph Moreau de Tours fonde ainsi à Paris le club des Hashischins, que fréquentent des auteurs romantiques férus de médiévalisme comme Gérard de Nerval ou Théophile Gautier.

Pour ce dernier, la prise d’un stupéfiant renvoyant à une secte associée tant à l’Orient qu’au Moyen Âge est un moyen de partir vers un ailleurs, loin de l’Europe moderne. Dans un texte paru dans La Revue des Deux Mondes qu’il consacre en 1846 à ce club, il explique ainsi :

« Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins. Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique […].

Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation si complète ? Au moyen d’une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes. […] Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques sans qu’ils s’en aperçussent […].

Les gens qui m’avaient vu partir de chez moi à l’heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j’allasse à l’île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s’il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d’excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l’assassinat.

Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n’eût pu me faire soupçonner de cet excès d’orientalisme [et] on vous aurait dit qu’il existait à Paris en 1845, à cette époque d’agiotage et de chemins de fer, un ordre des hachichins […] vous ne l’auriez pas cru. »

On le voit, Gautier n’idéalise pas les Assassins. Au contraire, il accumule dans la description qu’il fait d’eux les poncifs, et reprend à son compte la légende noire qui leur est associée. Mais c’est justement parce qu’ils étaient des « sectaires redoutables », qu’ils étaient des êtres dangereux que Gautier est attiré par leur drogue « merveilleuse ». Son ingestion lui donne l’impression de pouvoir quitter un moment les cercles réglés et normés de bourgeoisie parisienne pour un ailleurs périlleux et aventureux, où règnent les passions les plus sauvages.

Pendant longtemps, les Assassins restent un objet de fascination chez les romantiques et leurs héritiers. En pleine IIIe République triomphante dans laquelle s’impose l’idée d’un rapport rationnel et scientifique au monde, des auteurs, reprenant le projet romantique, vont, par rejet de la modernité, à nouveau de réclamer du Moyen Âge magique et de l’orient mystérieux.

Alfred Jarry publie ainsi en 1896 dans les pages de La Revue Blanche – périodique de sensibilité anarchiste – une pièce de théâtre appelée Le Vieux de la Montagne, où il met en scène une rencontre hallucinée entre Marco Polo (ici nommé « Marc-Pol »), Gengis Khan (« Cinghis-Khan ») et le chef des Assassins. Plus qu’un récit, il s’agit surtout de dépeindre un ailleurs onirique qui bouscule les sens à travers une écriture foisonnante et des références à nombre de figures fantastiques tirées des mythes médiévaux, comme le Prêtre Jean. Marco Polo et Gengis Khan, en pleine extase provoquée par la drogue fournie par le Vieux de la Montagne, s’exclament ainsi :

« MARC-POL – Qui a allumé le soleil et la lune comme deux lampes pour luire au loin sur les deux montagnes des deux côtés du château, pareilles à deux obeliscolychnies ?

CINGNIS-KHAN – Sur les deux rivières de lait et d’eau, qui sont à ma droite, la lune, qui est sur la montagne sénestre, verse de la cendre d’argent.

MARC-POL – Sur les deux fleuves de miel et de vin, qui sont à ma gauche, le soleil, qui est sur la montagne dextre, éjacule des pollens d’or. »

L’ailleurs médiévalisé, l’Orient halluciné, la consommation de drogues sont autant de lieux que cette nouvelle génération d’auteurs symbolistes utilise pour revendiquer une liberté d’écriture totale et leur rébellion contre l’esthétique rationnelle dominante. Déjà, en 1893, Gustave Lanson, professeur et historien de la littérature, n’hésite pas à opposer à l’art bourgeois la poésie de Stéphane Mallarmé, qu’il compare au Vieux de la Montagne dans les pages de la Revue Universitaire, comme si être de cet ailleurs onirique dont ce réclame tant l’avant garde était la marque d’un esprit éclairé :

« M. Mallarmé est plus qu’un maître : c’est un directeur, un pêcheur d’âmes. Ses disciples sont des croyants : il est pontife et prêtre-roi. Il enchaîne les hommes à son culte par des sortilèges puissants. […]

Intimidé par la gravité des croyants, le bourgeois d’abord a cessé de rire, puis a senti un vague respect se mêler à sa stupeur. M. Mallarmé lui est apparu comme une puissance obscure et lointaine […] comme une sorte de Vieux de la Montagne invisible et inquiétant, qui lâchait à travers la littérature des émissaires fanatiques, grisés de merveilleuses visions et propagateurs d’incompréhensibles mots d’ordre. »

Au-delà des expériences de l’avant-garde, les Assassins apparaissent régulièrement dans la culture populaire dès le XIXe siècle. Si, là encore, on évoque l’Orient étrange et une secte gouvernée par l’arbitraire de ses passions plus que par la raison, c’est moins pour se réclamer d’une quelconque liberté que pour pourvoir son lectorat en sensations fortes et en images érotiques.

Dans son Histoire des sociétés secrètes, politiques et religieuses paru en 1866, Pierre Zaccone met en scène au XIIe siècle le destin tragique de deux jeunes adolescents : Achmet et Aïssa. Capturés par les Assassins qui portent pour beaucoup des masques rouges, le premier, après avoir tué pour le Vieux de la Montagne, est exécuté de manière atroce tandis que la seconde est envoyée dans le harem du chef des nizârites, où l’auteur se plaît à mettre en scène un Orient barbare et hypersexualisé qu’il livre au voyeurisme de ses lecteurs :

« La vie dans les jardins d’Alamont [sic] devait être pour les femmes qui y demeuraient constamment une existence dont l’étrangeté dépasse toute imagination. Ce monde féminin plongé dans l’ivresse du hatschich [sic] et des plaisirs érotiques devait offrir de bien étranges spectacles.

Les superstitions bizarres, le cynisme des passions, une exaltation presque constante devaient faire de ce lieu infâme un endroit qui tenait des jardins de prostitution sacrés de l’antiquité et des hospices d’aliénés.

Ce paradis sensuel ressemblait par plus d’un côté à l’enfer. Le hatschich engendre la folie et même la folie furieuse qui fait voir au malheureux qu’elle possède des ennemis dans tous ceux qui l’entourent. […]

Les malheureuses atteintes de la folie furieuse étaient emprisonnées ou étranglées : ce qui est plus probable. On faisait bon marché de la vie à Alamont et surtout de la vie des femmes, regardées comme des êtres inférieurs. »

De manière moins érotisée, la propre fille de Théophile Gautier, Judith Gautier, première femme à entrer à l’Académie Goncourt, consacre en 1893 un long roman médiévaliste au chef des Assassins intitulé Le Vieux de la Montagne, qui le met en scène dans un trio amoureux. Raschid, « prince des Assassins », est représenté comme une sorte de surhomme nietzschéen qui finit par dominer ses sentiments pour se consacrer à son destin :

« Comme un aigle dans son aire, qui de haut contemple le monde, Raschid ed-Din, au sommet du donjon, couché sur un lit de repos, rêveusement, laissait tomber ses regards sur le merveilleux chaos de pics, d’abîmes, de forêts et de vallées dont le tableau, noyé de soleil et de brumes d’or, se déployait au-dessous de lui.

Cette altitude de laquelle il planait était comme un symbole de sa vie. Il s’était élevé, en effet, sur les ailes de sa volonté, au-dessus des hommes, au-dessus des faiblesses mortelles, au-dessus des lois et des dogmes. […]

Le Prince des Assassins, le Scheikh-el-Djebel, que les Francs appelaient le “Vieux de la Montagne”, avait trente ans à peine et était souverainement beau. Il fallait l’être d’ailleurs : la moindre imperfection physique, la moindre infirmité, l’eût fait déchoir de son rôle divin. »

Mais ce portrait plutôt positif est loin d’être la règle. S’appuyant au contraire sur toutes les théories du complot, voire sur toutes les peurs liées à l’immigration venue d’Orient, nombre d’auteurs vont mettre en scène une secte des Assassins ayant survécu jusqu’à nos jours qui, infiltrée dans les grandes métropoles européennes, menacerait l’Occident.

L’écrivain anglais Sax Rohmer, l’inventeur de Fu Manchu, oppose ainsi le héros du roman La Malédiction d’Allah (1919) non pas à l’incarnation du « Péril jaune », mais à un imitateur du Vieux de la Montagne qui a refondé l’ordre des Assassins, organisation décrite comme « une survivance du Moyen Âge [qui] ne saurait être tolérée de nos jours ». Publié en français en 1934 dans la collection « À ne pas lire la nuit », cet ouvrage est typique d’une époque où les monstres propres à impressionner le lectorat représentaient surtout des figures de l’étranger, notamment de l’Oriental, foncièrement médiévalisé et quelque part, animalisé.

Ainsi, la couverture de La Malédiction d’Allah ne montre pas un Arabe comme le dépeint généralement les stéréotypes orientalistes, mais un Noir à moitié nu doté d’yeux de chat, créature qui renvoie à la sorcellerie et – là encore – au Moyen Âge.

Couverture de La Malédiction d'Allah, de Sax Rohmer, 1919

Dans un même ordre d’idées, Jean de la Hire, dans son roman-feuilleton Titania publié en 1928 dans les colonnes du Matin, confronte le Nyctalope, très populaire héros de son invention, au complot des Assassins. À l’instar de certains qui, au même moment, n’hésitent pas à tisser un lien en le « Péril jaune » et la monté en puissance des partis bolcheviks, de la Hire lui, affirme que la secte des nizârites est désormais composée d’« éléments anarchistes [qui] ont fait un pacte secret avec les tenants communistes de la IIIe Internationale » qui s’appellent entre eux « camarade Haschischin » et qui sont dirigés par un « comité central » commandé depuis une île par une femme au nom russe : « Diana Ivanowna Krosnoview », surnommée « la Princesse Rouge ».

On retrouve là, glissé dans les pages d’un roman populaire publié dans un quotidien ouvertement anticommuniste, tout un pan des théories racistes de Drumont, qui voyait dans le complot judéomaçonnique l’héritier direct des Assassins et des templiers.

Ce type de théories semble aujourd’hui en grande partie éteintes. Mais le véritable succès du mythe des Assassins réside surtout dans sa capacité à être renouvelé. En ce début du XXIe siècle, les nizârites inspirent encore nombre d’œuvres de la culture de masse. La série de jeux vidéo Assassin’s Creed, dont le premier opus est sorti en 2007, reprend ainsi – en la vidant de toute signification politique – l’idée que les hommes du Vieux de la Montagne agiraient encore aujourd’hui, quelque part dans les ombres.

Pour en savoir plus :

Farhad Daftary, Légendes des Assassins : mythes sur les Ismaéliens, Paris, J. Vrin, 2007.

David A. Guba Jr., Empire of Illusion: The Rise and Fall of Hashish in Nineteenth-Century France, Thèse de Doctorat, Temple University, 2018

David A. Guba Jr., « La légalisation du cannabis doit aussi prendre en compte son histoire coloniale », in : The Conversation, 25 août 2019

Laura Minervini, L’invention des Assassins. Genèse d’une légende médiévale, conférence à l’Ecole des Chartes, 9 novembre 2016

Julien Schuh, « Alfred Jarry lecteur de Marco Polo. L’édition-source du Vieux de la Montagne », in : L’Étoile-Absinthe, n°119-120, 2007, pp.83-99

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.