Écho de presse

Cyclisme : les débuts du dopage pendant le Tour de France

le 31/01/2022 par Rod Glacial
le 17/07/2019 par Rod Glacial - modifié le 31/01/2022
Caricature d'un coureur du Tour de France aux prises avec son entraîneur lui administrant des produits dopants, Match, 1932 - source : RetroNews-BnF
Caricature d'un coureur du Tour de France aux prises avec son entraîneur lui administrant des produits dopants, Match, 1932 - source : RetroNews-BnF

Au début du XXe siècle, tandis que le cyclisme s’affirme comme un sport populaire et rémunérateur, le « doping » fait son apparition parmi les « forçats de la route ». Vite, la polémique enfle et la presse se questionne.

Si le terme « doping » – ou « dooping » – apparaît dans la presse au tout début du XXe siècle (cet anglicisme sera francisé en « dopage » des années plus tard), il est d’abord désigné pour pointer du doigt la course hippique. En effet, il est alors mal vu quoique commun de « vitaminer » sa monture, L'Ouest-Eclair détaillant au passage le mélange le plus répandu parmi les entraîneurs souhaitant galvaniser leurs chevaux : 25 centigrames d'arséniate de strychnine, 50 centigrames de caféïne et un gramme de sulfate de cocaïne. Le tout planqué dans une carotte.

Vite, la pratique touche d’autres sports. La Presse évoque en 1909 un breuvage noirâtre avalé par le boxeur Sam McVey durant un combat. En 1912, L'Intransigeant balance sur le doping dans le sport auto et l'éther injecté dans les moteurs en vue de leur donner un coup de fouet. Concernant le cyclisme, toujours rien.

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Dans les années 1912 et 1913, Le Petit Journal met en lumière la nouvelle réglementation des courses de chevaux et les premières mesures prises contre le doping, renvoyant les entraîneurs et les managers à leur responsabilité. Un procès, impliquant le cheval « Bonbon rose » et relaté en détail dans les colonnes du Gaulois, s’ouvre en 1914. Ses propriétaires risquent de devoir rembourser la prime de course, ainsi que 250 000 francs de dommages et intérêts.

Il faut toutefois attendre le début des années 1920 pour que des journalistes publient des tribunes contre cette nouvelle forme de triche dans la pratique sportive. En 1923, le quotidien socialiste Le Populaire s’insurge :

« Les sports, et surtout la compétition entre professionnels, sont devenus une telle bataille ardente, que pour triompher, pour gagner coûte que coûte certains managers n'hésitent pas à donner à leurs poulains un mystérieux breuvage contenu dans un mystérieux flacon. En argot sportif, c'est la “dynamite”, le doping. […]

Son résultat est immédiat, il fait passer la défaillance, agit sur le système nerveux, donne le coup de fouet qui assure la victoire. Mais à quel prix ?

L'organisme se ressent vite de l'usage de ses poisons nocifs, et pour un éphémère succès, le moteur est vite détraqué. »

Marcel Gentis tente de détendre l'atmosphère dans un édito du magazine des passionnés de cyclisme La Pédale en 1924, se servant du doping afin de fustiger le nationalisme, et en laissant entendre que celui-ci, à petites doses, demeure « acceptable ». Sans doute ne mesurait-il pas la puissance du scandale à venir, quelques mois plus tard, sur les routes du Tour de France.

Le Tour, qui vient de reprendre après le hiatus de la Première Guerre mondiale, voit un nouveau Français briller sur la compétition après dix années de victoires belges. C'est donc avec stupeur que le public apprend la nouvelle dans Le Petit Parisien du 27 juin 1924 : Henri Pélissier, vainqueur de l'édition 1923, et son frère Francis, abandonnent au bout de la troisième étape. Sous la plume d'Albert Londres, les deux frères rebaptisés « les forçats de la route » racontent leur peine, la cadence infernale de la course, la tyrannie de l’organisateur du Tour Henri Desgrange et les produits qu'ils se voient contraints d’ingérer pour tenir : cocaïne, chloroforme ou pilules.

En 1926, le quotidien communiste L'Humanité poursuit les révélations :

«  L'alcool, ils en boivent parfois dans une seule étape plus d'un demi-litre. Mottiat a gagné Paris-Bordeaux et retour avec deux litres de fine.

La strychnine et l'arsenic. Les grands managers sont des charlatans en même temps que des maquignons ; ils savent lire au compteur de vie de leurs hommes comme ils jaugent le ressort d'un muscle et ils leur fabriquent de l'énergie en pilules.

L'Inquisition les eût brûlés comme sorciers. Le siècle dernier les eût condamnés comme empoisonneurs. L'histoire contemporaine examinera leurs travaux dans le laboratoire publicitaire et les savants les admireront. […]

Bellanger nous disait : “Le Tour de France, c'est comme de l'argent emprunté, il faut toujours le rembourser.” Avec les intérêts. Cent pour cent. »

À deux ans de la quille, Pélissier se confie à nouveau dans les pages de L'Intransigeant. « Que pensez-vous des doopings ? » demande-t-on au coureur.

« On a exagéré leur portée et leurs bienfaits. Le dooping n'a qu'un effet immédiat, et il y a doopings et doopings. Moi, je ne comprends que le seul stimulant, la kola par exemple, ou le café qui agit sur mon système nerveux. » 

En 1926 toujours, L'Humanité succombe à la fièvre du Tour et via la plume du rédacteur Paul Guitard, part en croisade contre son dirigeant avide d'argent, contre les entraîneurs méprisant la vie de leurs coureurs et contre tout poison à même de gangréner la beauté de la course. Malgré sa passion pour cette mystique collective réunissant toutes classes et tous âges, Guitard continuera régulièrement à dénoncer cet « esclavagisme de la route », celui poussant les « ouvriers de la pédale » devenus otages du sport-spectacle, à toujours devoir se surpasser.

En 1928, tout bascule. Paris-Soir donne le la :

« Les incidents de plus en plus nombreux qui se sont déroulés au cours de récentes courses de six jours, tant en Europe qu'en Amérique, remettent au premier plan de l'actualité la question du “dooping”.

Comment, vont dire les naïfs et les profanes : les coureurs cyclistes sont dopés, comme de vulgaires chevaux ou des lévriers, et les pouvoirs dirigeants qui régissent officiellement le sport cycliste en France et dans le monde ne font rien pour arrêter immédiatement cet abus ?

Mais oui, braves gens, nos “coursiers”, et ceux de la piste bien plus que ceux de la route, prennent des “stimulants”, que leur passent aux heures de défaillance des soigneurs souvent incapables de connaître les effets de ce qu'ils donnent. […]

Il faut à tout prix que l'U.V.F. et l'U.C.I., qui ont la mission de régir le sport cycliste, prennent avec énergie des mesures extrêmement sévères contre l'emploi des stupéfiants, quels qu'ils soient. »

Ce à quoi répond, non sans raillerie, le grand journal des sports français  d’alors, Match :

« Récemment, un  journal du soir a fait paraître un article vengeur intitulé : “L’U. V. F. doit prendre  du mesures contre l'usage du doping”. J'ai lu ce réquisitoire pathétique, j'ai frémi. […].

Combien sont exagérées ces affirmations ! Disons tout de suite que la grosse majorité des coureurs ne se sert ni de cocaïne, ni d'éther, ni de “dynamite”. Reconnaissons cependant qu'il y a des coureurs qui se droguent, mais ce sont des exceptions.

Et encore y a-t-il lieu de distinguer les stimulants toniques des régénérateurs de force, tels que café très fort, sucre, kola fraîche ou granulée, extrait de kola, sherry, fine champagne à doses raisonnables, des drogues nuisibles que nous classerons comme stupéfiants. 

Et encore faut-il que l'on en prenne de fortes doses pour que l'organisme en souffre. »

Au mois d’août 1930, André Leducq (futur double vainqueur du Tour) jure – sur la tête de sa mère – qu’il se refuse à la « topette », concédant toutefois avoir déjà pris des excitants lors d'une course de six jours.

Les mots de René Bierre raisonnent dans les pages de L'Intransigeant le 17 février 1931 :

« On pourrait encore prier certains soigneurs de mettre un frein à ces pratiques dangereuses qui, si l'on n'y met ordre, provoqueront un jour un accident. Je vous assure que si un médecin vient fourrer son nez là-dedans, ça fera du vilain. »

Mais, qui écouter et quelle substance interdire ? Tandis que l'on s’interroge dans les fédérations des autres disciplines – notamment la boxe, le tennis ou la course à pied –, quid du vélo ? Un cyclisme propre et honnête est-il ne serait-ce qu’imaginable ? Le doping est-il indispensable aux sportifs ?

C'est cette dernière question à laquelle tente de répondre L'Intransigeant au début de l’année 1933 :

« Nous n’avons aucune fausse honte à avouer que nous avons utilisé le doping sur un nombre d’athlètes suffisant, et avec des dopings suffisamment nombreux, pour pouvoir donner sur ce sujet une opinion “expérimentale”. […] 

Que non pas : les médecins savent les miracles obtenus chez certains malades par la seule absorption de boulettes de mie de pain prescrites avec autorité chez des malades impressionnables, et décorées de noms esbrouffants. 

En conclusion, à notre avis, il en va de même du “doping”. La part prépondérante revient dans la plupart des cas à la suggestion, au bourrage des crânes. Et c’est pourquoi le “doping” nous apparaît absurde quand il est toxique, alors qu’il serait aussi efficace d'avoir recours au bourrage de crânes pur et simple. »

1935 est marquée par une nouvelle affaire, celle d’Armand Blanchonnet, tandis que l'opinion publique se révèle de plus en plus soupçonneuse vis-à-vis de ces mystérieux excitants. Le coureur qui s'est prostré en plein élan a-t-il été simplement victime d'une intoxication ? L'enquête suit son cours dans les pages de Paris-Soir.

Ces défaillances des coureurs inquiètent également le peuple belge, qui crie au « doping » lorsque leur champion Romain Maes abandonne soudainement le Tour en 1936.

Puis le débat prend une tournure inattendue lorsque l'écrivain Jacques Mortane signe un encadré intitulé « Un doping efficace : les pilules pour le foie » dans Le Petit Parisien du 14 septembre 1938 :

« L'ancien champion du monde Gabriel Poulain n'a jamais recouru à ces procédés, mais ses performances étaient telles que nombre de ses camarades lui demandaient des conseils, ne pouvant pas croire que seuls ses jambes et surtout son esprit fussent la cause de sa supériorité.

– Ceux qui croient au doping, m'a t-il dit, ont toujours peur de l'adversaire qu'ils imaginent dopé. Quand on faisait allusion à mes drogues, je souriais mystérieusement et me taisait. Ce facteur moral était mon seul doping, mais il était efficace. Il diminuait de moitié les moyens de mes adversaires. »

Mais le ciel s'assombrit définitivement pour les « escrocs du cyclo » à compter de 1939. « Le doping interdit » titre L'Excelsior du 21 avril. L'Union vélocipédique de France vient en effet de déclarer le coureur Jean Fréchaut coupable de dopage, et condamne deux cyclistes concurrents à des amendes. L'usage des « toniques » est désormais strictement interdit et sanctionné. Le reste du peloton ne pourra plus jouer les étonnés.

En août de la même année, Le Figaro enfoncera le clou en affirmant qu’« une commission interministérielle surveillera les manifestations d'ordre purement commercial (art. 13) et les fédérations s'engageront à y imposer le respect des règles de l'honnêteté sportive – dooping, fraude (art.14) ». 

Le Tour reprendra en se soumettant à cette nouvelle charte au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en 1947. La législation et les contrôles, eux, ne se renforceront significativement que vingt ans plus tard, à la fin des années 1960 – avec les succès mitigés que l’on sait.

Pour en savoir plus :

Jean-François Mignot, Histoire du Tour de France, La Découverte, 2014

Jean-Pierre de Mondenard, Dopage: L'imposture des performances, Chiron, 2006