La professionnalisation du football français en débat
En 1932, se déroulait en France le tout premier championnat professionnel de football. Celui-ci advenait après de longues années de débat et de polémiques autour du professionnalisme et son pendant de « l’amateurisme marron ». La presse évoque largement cette question, bien plus philosophique et sociale, que juridique et sportive.
Si le professionnalisme s’institue comme une nouvelle norme dès la fin du XIXème siècle en Angleterre, l’Europe continentale attend les années 1910 et 1920 pour l’embrasser. En France, malgré une progression sensible des recettes et de l’affluence dans les stades au cours du premier quart de siècle, l’institution officielle du professionnalisme se fait bien plus tardivement.
L’opposition à cette dernière est très répandue et véhémente, dans les instances sportives mais aussi dans la presse, qui s’empare précocement de ce débat. C’est par exemple le cas du quotidien Le Matin en 1912, qui cite le président de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (U.S.F.S.A.), fédération omnisports en charge du football français en cette période :
« Le professionnalisme tue l’athlète et le sport ». Le dirigeant voit la chose comme « immorale et totalement opposée à l’idée que tout homme doit se faire des sports athlétiques ». Le sport, au contraire, est selon lui le « moyen de devenir un bon soldat et un bon père de famille ».
Au cours et au lendemain de la Grande Guerre, si la diffusion et la popularisation du football s’accélèrent, avec notamment la création d’une compétition nouvelle et nationale, la Coupe Charles Simon, tout premier nom de la Coupe de France, le professionnalisme garde une image d’épouvantail pour beaucoup. Cette situation est d’ailleurs dénoncée par La Vérité, le 2 juin 1918 :
« La crainte ridicule du professionnalisme en football a fait arrêter son développement inévitable et logique. Au lieu de l’avoir endigué pour servir les intérêts d’un amateurisme très pur, on a dressé un barrage pour l’empêcher de se répandre. On a ainsi obtenu un amateurisme marron ».
Là est le point névralgique de la critique du professionnalisme menée par une partie de la presse, le développement et la dénonciation que cette dernière nomme l’« amateurisme marron ». Tout au long des années 1920, les critiques visant les pratiques professionnelles « déguisées » sont nombreuses, évoquant les clubs, les joueurs et les fédérations.
C’est le cas de François Étienne Reichel, dit Frantz Reichel, ancien grand joueur de rugby à XV et secrétaire général de l’U.S.F.S.A., qui signe un édito dans les colonnes de L’Avenir, le 23 février 1922 et se prénommant « Contre le professionnalisme ». Dans ce dernier, il cite Paul Rousseau, célèbre journaliste sportif des années 1920 et 1930, qui explique que les difficultés du sport français « viennent du fait que certaines fédérations veulent ignorer ou feignent d’ignorer le professionnalisme dans leur sport, ce qui est cependant un fait ». Plus loin, Frantz Reichel considère que « le grand malheur, c’est que trop de modernes dirigeants n’ont pas de l’influence que le sport peut avoir sur la formation morale des générations nouvelles, et par suite de ses conséquences sociales, une claire, saine et prévoyante conception ».
En effet, le professionnalisme est visé pour son immoralité et le danger social qu’il représenterait. Dans Paris-Soir, en 1928, nous pouvons par exemple lire ceci :
« Il s’agit surtout de mettre un frein au professionnalisme en clamant ses dangers matériels et son immoralité à la jeunesse. Car le sport professionnel est une chose profondément immorale en soi. Je trouve absolument inique qu’il donne à des hommes un moyen d’échapper aux obligations sociales dont chacun doit supporter sa part ».
Dans le même article, transparaît également l’un des fondements philosophiques de ce débat opposant professionnalisme et amateurisme. Le premier, par ses principes, priverait le second de ses fonctions naturelles :
« Du reste, peut-on donner le nom de sport au sport professionnel ? Un sport est un jeu dont le double but est de procurer une distraction saine et de déterminer un bon équilibre physique. Pris comme un moyen de s’enrichir, il perd son caractère initial et essentiel (…) il perd de son utilité qui est d’établir une harmonie entre le corps et l’esprit ».
L’Angleterre, faisant office d’exemple à suivre par le passé, est alors décriée pour l’état de son football, gangrené par le professionnalisme. Frantz-Reichel, déjà dans L’Avenir et dix jours avant l’édito précédemment cité, indique « qu’ayant subi, avec empressement, l’organisation du football professionnel (…) nos amis et alliés mesurent aujourd’hui le préjudice profond que leur imprévoyance a causé au sport en général, à celui du football en particulier. Or, ils se sentent incapables de réagir contre le mal qu’ils ont déchaîné, et qui, Dieu merci, n’a pas encore franchi ni la Manche ni la mer du Nord, (…) Qu’ils le gardent ! ».
Plus loin, l’ancien athlète s’en va même dénoncer le modèle économique qu’induit la professionnalisation du football et « qui a fait du sport un spectacle auquel s’est passionnée une innombrable jeunesse détournée des terrains de jeux, a provoqué dans les sociétés de football, à côté ou derrière elles, la création d’entreprises financières puissantes qui ont engagé des capitaux considérables bien rétribués auxquels on n’ose pas porter atteinte ». Avant d’expliquer que « Les capitaux ont des exigences inéluctables, et l’argent réclamant son intérêt se soucie peu des considérations morales du sport éducateur. Le sport n’est, pour le capitaliste, qu’un spectacle, au même titre qu’un programme de cinéma ou de music-hall ; l’équipe tôt ou tard devient une troupe, et il faut coûte que coûte la meilleure troupe ». Une véritable critique du « football business » avant l’heure.
Surtout, ces critiques démontrent un décalage de plus en plus béant entre la réalité du professionnalisme en France et son statut, mais également entre l’avancée propre de cette pratique par rapport à celle des autres pays européens. Comme le rapporte l’historien Paul Dietschy dans son Histoire du football, la ville de Vienne met en place un premier championnat professionnel, organisé à travers deux divisions et 23 clubs, dès le 21 septembre 1924. Deux mois plus tôt, c’est la fédération espagnole de football qui admettait officiellement la pratique du professionnalisme, avant que la saison 1928-1929 soit celle de l’organisation du tout premier championnat professionnel en Espagne.
Le 18 juin 1927, Le Soir se fait l’écho de ce mouvement général :
« Le professionnalisme tend à s’implanter partout (…) il aura certainement acquis droit de cité dans la plupart des nations européennes ». Selon le quotidien, « Un peu partout, on veut en finir avec les menées hypocrites et les tractations ténébreuses. Un peu partout, le football a conquis la faveur de la foule et il est devenu un sport de spectacle qui demande à être organisé sur des bases nouvelles ».
Surtout, l’initiative autrichienne fut déterminante : « Bien des joueurs brûlaient de lever le masque et de consacrer une bonne partie de leur activité au football, mais aucun d’eux n’osait prendre l’initiative d’un mouvement qui pouvait leur attirer les pires désagréments. Dès que les Autrichiens eurent montré le chemin, la peur des sanctions fut moins grande, et leur exemple ne tarda pas à être suivi ».
Les exemples d’un tel décalage sont nombreux. En 1930, L’Ouest-Eclair rapporte ce qui s’est dit autour du match opposant le club hongrois d’Ujpest au Racing, à Paris. Alors que le journaliste interroge un dirigeant hongrois sur le professionnalisme, ce dernier rétorque au premier : « Amateurs, professionnels, quelles sont ces inventions d’un autre âge ? Nous ne connaissons que les joueurs ». Le quotidien régional et d’origine bretonne évoque aussi les dires de Gaston Vidal, homme politique et président de l’U.S.F.S.A. entre 1919 et 1923 : « Jamais je n’accepterai de serrer la main d’un joueur amateur qui aurait touché de l’argent pour disputer un match ! ». Ironiquement, le journaliste Joseph Morin, à la suite de cette citation, évoque l’état de fait probable suivant : « Nous pensons, au contraire, que les joueurs rétribués sont plus nombreux qu’on le suppose et que GASTON Vidal lui-même, au temps où il était sous-secrétaire d’Etat à l’Education physique, a serré la main à bien des joueurs qui venaient de la fermer sur une bourse garnie. »
Le football n’est bien sûr pas le seul concerné et en 1928, se sont les Jeux olympiques d’été qui donnent un autre exemple des non-dits autour de la question du professionnalisme. En novembre, Les Carnets de la semaine rapportent le retour au pays du champion canadien Percy Williams et les conséquences de sa victoire :
« Les Canadiens font actuellement jaser les milieux de sport du monde entier. C’est qu’ils ne sont pas peu fiers des succès que leurs athlètes ont remportés aux jeux d’Amsterdam. Et pour marquer leur enthousiasme, ils leur ont fait de somptueux cadeaux. Williams qui enleva le 100 et le 200 mètres olympique, a reçu une superbe torpédo et une bourse de 1.500 dollars qui l’aidera à terminer ses études ».
La gazette illustrée, à travers cet article, semble vouloir se montrer réaliste face à la situation du sport de très haut niveau : « Mais c’est tout simplement du professionnalisme, déclarent les rigoristes. Au vrai, croyez-vous pas que les mots amateurisme et professionnalisme soient un peu démodés, vieillots et sans le moindre sens pratique lorsqu’on en arrive à parler des vedettes sportives ? ».
La supercherie, ou du moins l’état factuel officieux des choses, est aussi démontrée par le témoignage de certaines anciennes gloires du football français que sont Pierre Chayriguès et Lucien Gamblin. Les deux anciens coéquipiers, au Red Star et en Equipe de France, publient leurs mémoires dans différents journaux sportifs au cours des années 1920 et 1930. Dans ces dernières, les deux hommes, qui furent des vedettes d’avant et d’après-guerre, rapportent leur statut de professionnels avant l’heure, jouissant de bons salaires grâce à un sport qui était leur véritable métier et gagne pain.
Sous la plume de Pierre Chayriguès, jeune retraité international, débute en mars 1929 dans le quotidien L’Auto la série « 25 ans de football ». Dans celle-ci, l’ancien gardien de but se confie sur son parcours. Le 8 mars, il écrit : « J’étais, si vous le voulez, un professionnel par position sociale (…) je devais succomber au professionnalisme le jour où, crayon en main, la somme des avantages pécuniaires qui m’étaient offerts, devait égaler ou dépasser, mes gains d’ouvrier ». Dans un autre numéro, il déclare aussi « avoir été un professionnel avant 1914 déjà » et « n’avoir jamais joué en sélection à moins de 1000 à 3000 francs ». Ces révélations, déjà formulées par Chayriguès dans Match en 1927, démontrent tout l’envers véritable du football français et l’amateurisme marron de rigueur. Lucien Gamblin, pour sa part, se confie également au sujet de son ancien statut de joueur, toujours dans L’Auto, en 1938.
Par ailleurs, Lucien Gamblin fit partie de ceux qui l’emportèrent pour la première fois sur l’équipe d’Angleterre en 1921. En compagnie de Pierre Chayriguès, il est une des représentations vivantes de la situation dans laquelle se trouve le football français des années 1910 et 1920 : un professionnalisme qui ne dit pas son nom. D’ailleurs, une telle situation était dénoncée par la fédération anglaise de football. Cette dernière, en voyant son équipe défaite au Jeux d’Anvers de 1920, puis à Paris en 1921, comme expliqué précédemment, se considérait flouée. C’est ce que rapporte L’Avenir en 1923 :
« La Football Association (…) s’avisa que les amateurs de France, de Belgique, et, en un mot, du continent… n’étaient pas des amateurs selon la définition d’outre-Manche, les proclama professionnels et décida de n’accepter désormais des rencontres Belgique-Angleterre ou France-Angleterre qu’à la condition qu’il lui soit reconnu le droit d’opposer ses professionnels aux amateurs des autres pays ».
Autre exemple du décalage entre plusieurs conceptions et évolutions du professionnalisme dans le football européen. Des joueurs anglais professionnels ne pouvant s’opposer à des « amateurs » continentaux, qui pourtant, parfois, n’étaient amateurs que de nom.
À la fin des années 1920, la professionnalisation du football français s’annonçait, après de longs débats et autres situations paradoxales, comme celles exposées auparavant. Néanmoins, dans les tous derniers instants avant son adoption officielle, les opposants au professionnalisme se font entendre. C’est le cas du secrétaire général de la puissante Ligue de Paris de football, cité par Le Soir le 28 décembre 1931, qui s’exprime sur les conclusions de la commission du professionnalisme de la Fédération française de football :
« J’ai déjà dit et prouvé que ce qu’on nous présente ne saurait, en aucune manière, relever de la sincérité. Ce n’est pas le vrai professionnalisme qu’on veut organiser, mais seulement la suprématie des gros ». Il affirme même que « Les clubs y perdront leur idéal et les joueurs seront victimes des négriers du football. Je le dis sans haine et sans crainte. Seule la vérité offense ».
Une telle position peut s’expliquer par le fait que certaines puissantes ligues régionales puissent redouter un changement brutal, remettant en cause leur puissance et influence. Le président de la Ligue de Paris fait partie de cette caste de dirigeants, qui, selon les mots de Paul Dietschy sont, à ce moment, « nostalgiques d’un ordre ancien ou le sport et le football étaient réservés aux enfants de la bourgeoisie ».
Malgré l’introduction de toutes premières licences réglementaires entre les années 1924 et 1926, censées lutter contre le « racolage » et les joueurs trop volatils, et les nombreux débats, la professionnalisation s’impose. Le développement financier du football et l’instauration de sa propre compétition internationale, avec la première édition de la Coupe du monde en 1930 à laquelle participe la sélection française, ne sont pas étrangers à cette évolution définitive. En septembre 1932, finalement, se déroulait le tout premier championnat professionnel de football en France, ouvert tout d’abord à une élite restreinte.
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Pour en savoir plus :
Paul Dietschy, Histoire du football, Perrin, 2010
Alfred Walh et Pierre Lanfranchi, Les Footballeurs professionnels des années trente à nos jours, Hachette, 1995