La confusion autour du meurtre d’Abraham Lincoln
À la fin de la Guerre de Sécession, des nouvelles impensables parviennent des États-Unis – un complot aurait été ourdi en vue d’assassiner le président Abraham Lincoln.
1865, des informations en provenance des États-Unis en guerre civile parviennent en différé dans la presse française. Le 20 avril, Le Temps traduit un article du New York Herald relatant la débâcle des troupes confédérées de Virginie, menées par le général Robert E. Lee.
L’assassinat du président de l’Union Abraham Lincoln a eu lieu la semaine précédente, mais la nouvelle n’arrive à Paris que le 26 avril, en reprise d’une confirmation par télégraphe reçue par les journaux londoniens. La conspiration ourdie par trois militants de la cause confédérée, John Wilkes Booth, Lewis Powell et George Atzerodt, laisse dans un premier temps penser à une machination d’envergure.
« D’après une lettre trouvée parmi les effets d’un des assassins, disent les dépêches américaines, l’exécution du complot devait avoir lieu avant le 4 mars, jour de l’installation de M. Lincoln comme président réélu des États-Unis.
La pensée de ces actes abominables remonterait ainsi à une époque antérieure aux derniers revers de l’armée séparatiste. »
Le ton employé par le journaliste du Constitutionnel témoigne de la sympathie de la presse française pour le chef d’État américain assassiné. Le journal reproduit plus loin le message officiel envoyé par le secrétaire à la Guerre Edwin M. Stanton.
« Vers huit heures, le président avait accompagné Mme Lincoln au théâtre. Une autre dame et un monsieur occupaient la loge avec eux.
À dix heures et demie environ, pendant un entracte, l’assassin entra dans la loge, dont la porte n’était point gardée, s’élança brusquement derrière le président et, lui appliquant un pistolet sur la tête, lui fit sauter le crâne.
La balle, entrée derrière l’occiput, a traversé la tête presque entièrement. Le meurtrier sauta alors de la loge sur le théâtre en brandissant un large poignard – ou bowie knife – en s’écriant “Sic semper tyrannis”, puis s’échappa par les coulisses de la scène.
Le coup de pistolet avait renversé M. Lincoln, insensible sur le parquet de sa loge, mais respirant encore. Ce n’est que le lendemain matin à 7 heures 20 minutes qu’il expira, sans avoir repris connaissance un seul instant. »
La thèse d’un vaste complot se nourrit d’un autre attentat survenu dans le même laps de temps sur la personne du secrétaire d’État, William H. Seward.
« Presqu’au même moment où ce crime affreux s’accomplissait au théâtre, un autre assassin se présentait à la résidence de M. Seward, en obtenait l’entrée en disant qu’il apportait une potion préparée par le médecin de M. Seward et qu’il avait ordre de l’administrer lui-même, puis montait rapidement jusqu’au second étage, où se trouvait la chambre de M. Frederick Seward.
Arrivé en présence de celui-ci, l’assassin le frappa à la tête à plusieurs reprises. Le crâne a été fracturé en deux endroits différents ; on craint beaucoup que les blessures ne soient mortelles. »
Tel ne fut toutefois pas le cas, Seward survécut.
Un peu dans le ton de cette dépêche qui encourage la confusion entre William H. Seward et son fils Frederick, la flopée de coupures de presse relayées par Le Siècle n’aide pas vraiment à une compréhension sereine des événements.
Les premiers échos accusent également Edwin Booth, le frère acteur de John Wilkes Booth, de faire partie de la « conspiration » (cette assertion se révélera absolument fausse).
Les traducteurs s’emmêlent les pinceaux entre les noms, prénoms et titres du secrétaire Edwin Booth et d’Andrew Johnson, vice-président et troisième cible des attentats, heureusement épargné – le troisième conspirateur, George Atzerodt, ivre, s’est en effet enfui de l’hôtel où il devait frapper Johnson avant d’avoir accompli sa funeste part du plan.
La Presse relaie en outre le courrier un tantinet partial de « l’honorable J. M. Mason » de Londres, aux sympathies sudistes assez explicites.
« Ce que je désire, c’est de démentir hautement l’assertion calomnieuse de M. Edwin Stanton, Secrétaire de la guerre, par laquelle il dit dans sa lettre à M. Adams, lettre publiée par les journaux de Londres de ce matin, “que les actes criminels ont été complotés et arrangés par les rebelles, sous prétexte de venger le Sud et d’aider la cause des rebelles”. Ce à quoi il ajoute : “on en a les preuves.” […]
C’est là, il faut en convenir, une invention aussi monstrueuse qu’effrontée de dire que le meurtre de M. Abraham Lincoln a été préparé et exécuté dans le but “d’aider la cause des rebelles”.
Néanmoins, je m’explique fort bien que cette histoire puisse avoir une influence matérielle pour aider la cause de ce parti dominateur existant aux États-Unis et dont Andrew Johnson, qui succède à la présidence, et Butler, sont les chefs et les grands-prêtres […] qui voyaient dans le défunt président et son secrétaire des obstacles invincibles à l’exécution des plans arrêtés de rapine et de pillage qui devaient suivre l’établissement de leur domination sur les États du Sud. »
N’en déplaise à l’honorable monsieur Mason, les faits prouveront le contraire. Comme quoi, les États-Unis n’ont pas attendu le XXIe siècle pour inspirer fake news et partition idéologique du pays.
Plus d’une semaine après réception de la nouvelle, Le Journal des débats politiques et littéraires parie de son côté sur l’apaisement.
« On ne paraît ressentir aucune crainte, dans l’Amérique du Nord, sur les conséquences du meurtre de Lincoln.
Il y a eu, dans les premiers moments, quelques alarmes et quelques troubles : ici, des soldats du Nord ont voulu massacrer les prisonniers du Sud ; là, d’anciens soldats du Sud, enrôlés sous les étendards du Nord, ont essayé de se révolter ; ailleurs, la foule a voulu brûler les journaux du parti démocrate. Tous ces mouvements ont été très vite et très aisément apaisés.
La prise de Mobile, d’ailleurs, est venue porter à la cause du Sud un nouveau coup. Ce que le meurtre de Lincoln a aggravé, c’est l’embarras de traiter pour le Sud, et non l’embarras de vaincre pour le Nord. »
Le gouvernement de l’Union ne sera pas renversé. L’assassin John Wilkes Booth est abattu le 26 avril, ses complices arrêtés et jugés.
L’Histoire remettra un peu d’ordre dans le déroulé des événements, de loin en loin, au cours des années suivantes.