L’impensable tour du monde en 72 jours de Nellie Bly
En 1889, une jeune journaliste d’investigation affirme pouvoir voyager autour de la Terre seule en moins de 80 jours. Elle devient la première au monde à réaliser cet exploit.
Quand Nellie Bly embarque à bord de l’Augusta Victoria le 14 novembre 1889, elle prévoit de réaliser seule un tour du monde en 75 jours, battant ainsi le voyage fictif de Phileas Fogg, le héros du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne.
Elizabeth Jane Cochrane est une journaliste confirmée sous son nom de plume Nellie Bly. Mieux, elle est une pionnière du journalisme d’investigation. Elle commence sa carrière en se faisant embaucher dans une tréfilerie pour décrire de l’intérieur les conditions de travail épouvantables des ouvriers de cette usine de métallurgie.
En 1887, elle tape à la porte du New-York World dirigé par Joseph Pulitzer. Pour convaincre le célèbre journaliste, elle se fait passer pour démente et réussit à berner deux médecins qui vont la faire interner dans un asile. Pendant dix jours, elle note tout ce qu’elle voit et ce qu’elle subit. Lorsque son reportage « Ten Days in a Mad-House » est publié, le public découvre avec consternation le sort réservé à ceux que l’on cloître pour maladie mentale. Son article bouleversera les pratiques dans les hôpitaux psychiatriques américains.
C’est donc une jeune femme parfaitement sûre d’elle-même qui s’engage dans ce défi. Forcément « jeune et jolie », voire « charmante », la presse française lui prête 19 ans, alors qu’elle en a en réalité 25.
Le Matin du 24 novembre énumère les étapes qu’elle s’apprête à suivre :
« Le point de départ de ce voyage est New-York, d'où miss Bly est partie dimanche dernier. Arrivée jeudi soir à Southampton, elle est montée immédiatement dans un train spécial pour Londres, où elle a pris ses passeports. De Londres, la voyageuse s'est rendue à Amiens pour faire une courte visite à M. Jules Verne.
L'auteur du “Voyage autour du monde en 80 jours” l'a reçue très gracieusement, mais ne lui a pas dissimulé que le succès de son entreprise ne lui paraissait possible qu'en soixante-dix-neuf jours.
Revenue à Calais par le club-train, miss Bly est partie par le train de la malle des Indes pour Brindisi, où elle arrivera demain soir. Là, elle prendra le paquebot péninsulaire pour Colombo, Hong-Kong, Shanghaï, du Pacifique du Sud et de San-Francisco. De San-Francisco, elle reviendra à New-York. »
Si ce voyage extraordinaire enthousiasme les journaux français qui rendent compte régulièrement des avancées de Miss Bly, certains, comme Gil Blas ne peuvent s’empêcher d’ironiser sur le défi basé sur la vitesse et non le plaisir de voyager :
« Quel que soit le respect que m’inspirent les jeunes misses et la langue anglaise, je dois déclarer qu'un simple colis postal, dont l'adresse serait congrument rédigée en anglais, suffirait à faire cette démonstration.
Du moment que miss Bly ne s'intéresse nullement aux pays qu'elle traverse et que son seul but est de les traverser avec la vitesse maximale, un ballot de laine, un objet quelconque intelligemment recommandé en ferait tout autant. »
Aussi passionnant que cette aventure puisse paraître pour les lecteurs, les Américains n’hésitent pas à pimenter encore un peu l’affaire pour introduire un nouvel élément de suspens. Le Cosmopolitain envoie en effet lui aussi une journaliste, Elizabeth Bisland, chargée de boucler ce tour du monde dans le sens contraire de Nellie Bly et – bien évidemment – plus vite qu’elle.
Le Constitutionnel relate cette course contre la montre dynamitée à l’orgueil :
« Désireuse de surpasser en tout sa rivale, Mlle Bisland a eu l'ingénieuse idée, en quittant San Francisco, d'emporter des pigeons voyageurs afin de donner de ses nouvelles pendant la traversée.
L'Oceanic doit arriver à Yokohama le 11 décembre, et Mlle Bisland se rembarquera aussitôt que possible pour Hong-Kong. C'est, dit-on, dans cette partie de son voyage qu'elle espère gagner le plus de temps sur sa rivale. »
Pendant ce temps, Nellie Bly rend régulièrement compte de ses étapes par des dépêches envoyées à son journal new-yorkais. En France, c’est avec quelques jours de retard qu’on les reproduit.
« Hong-Kong, 23 décembre.
– Je suis arrivée ici ce matin par le steamer Oriental, en avance de deux jours, et après une agréable traversée depuis Singapore. Le retard que j'ai éprouvé à Colombo a été causé par ce fait que le steamer Victoria, à bord duquel je me trouvais, est arrivé un jour à l'avance, et que l'Oriental n'est parti que le lendemain du jour fixé.
Je suis en bonne santé, et je m'embarquerai samedi à bord de l'Océanic pour San-Francisco, où je compte arriver le 21 janvier.
Nellie BLY. »
À partir de là, on suppute : se pourrait-il qu’elle arrivât plus tôt ? Qu’elle terminât son tour du monde en 74 jours et non 75 comme initialement prévu ? Défiant ainsi la prédiction de Jules Verne lui-même qui n’imaginait pas que ce fut possible en dessous de 79 jours ?
Mais voici que, comme dans tout bonne histoire américaine, un nouvel élément s’en mêle. Lorsqu’elle arrive à San Francisco, le mauvais temps et la neige mettent en péril son arrivée à New York. On redoute qu’elle n’arrive à rejoindre son point de départ dans les temps !
« Restait à franchir la distance de San Francisco à New-York. C'est ordinairement l'affaire de cinq jours. Mais les neiges avaient obstrué la voie du Central Pacific ; des trains étaient en souffrance ; aucun moyen de les secourir. Le World avait envoyé au-devant de miss Nellie Bly une escorte qui n’a pu arriver. Pendant une semaine il n'a plus existé de communication entre New-York et San Francisco.
Miss Bly prend le Southern Pacific, brave tous les obstacles, et le 27, à quatre heures du soir, elle arrivait à Jersey-City. C'était le triomphe du journal Le World. Le temps était vaincu, et une jeune Américaine était l'héroïne de cet exploit. »
Contre toute attente, la jeune journaliste boucle son aventure en 72 jours, 6 heures, 11 minutes et 14 secondes, établissant ainsi un record du monde avec un final digne des plus grands suspens.
« Jamais douté du succès de Nellie Bly. Son intrépidité le laissait prévoir. Hourra ! Pour elle et pour le directeur du World ! Hourra ! Hourra ! » C’est ainsi que Jules Verne salue l’exploit de la jeune journaliste qui racontera plus tard son expérience dans un livre hommage : Le Tour du monde en 72 jours.
Le Cosmopolitain et Miss Bisland ont perdu leur pari. Et le New-York World déploie tout son talent journalistique pour saluer l’exploit de son héroïne.
« Le numéro du New-York-World publié en l'honneur de l'intrépide voyageuse, miss Nellie Bly, et dont nous parlions hier, est un intéressant spécimen du journalisme tel que le comprennent les Américains. Vingt-quatre colonnes de texte coupé par une douzaine de vignettes, des titres et des sous-titres en lettres énormes sont consacrés au récit du voyage. […]
En tête du numéro est une sorte de frontispice qui représente miss Bly en casquette de voyage arrivant au milieu de tous ses prédécesseurs stupéfaits. […]
Un planisphère, sur lequel est tracé l'itinéraire suivi par miss Bly, quelques reproductions des sites ou des épisodes qui l'ont impressionnée le plus vivement complètent ce numéro réellement curieux. »
Quelques mois plus tard, un excentrique américain, M. Train, fait tomber le record de Nellie en 67 jours. La journaliste, elle, continue enquêtes et reportages jusqu’à son mariage en 1895.
Elle reprendra la plume pour le New-York Evening Journal, dont elle sera la correspondante de guerre pendant la Première Guerre mondiale. Elle reprendra ensuite ses articles sur le monde ouvrier et le droit des femmes jusqu’à sa mort en 1922.