Joseph Conrad, génie au cœur des ténèbres
Avant de devenir le grand écrivain que l'on sait, Conrad l'apatride fut un marin passionné. En France, l'auteur d'« Au cœur des ténèbres » jouissait d'une réputation sulfureuse, entourée de mystère.
« II était Polonais. Il adorait la France. Comment se fait-il, étant données ces deux circonstances, qu'il ait écrit tous ses romans en anglais ? Il aurait aussi bien pu les écrire en français. Notre littérature en aurait été plus riche de quelques chefs-d'œuvre certains. » (Les Annales politiques et littéraires, septembre 1924)
À la mort de Joseph Conrad, en 1924, la presse française unanime rend hommage au grand écrivain d'aventures, dont le succès est allé croissant en France à mesure que ses ouvrages y étaient traduits.
Il possède « un talent tumultueux, pittoresque et bizarre, un don presque divinatoire de scruter les âmes dans leurs replis les plus cachés, en même temps que l'art de peindre en traits vifs et colorés les aspects imprévus des terres lointaines que notre imagination pare d'autant de prestiges que le soleil tropical de rayons », écrit Le Journal des débats politiques et littéraires, qui se penche sur l'engouement du public français pour Conrad.
En 1931, Le Matin dépeint l'existence curieuse d'« un des plus grands écrivains de notre temps » :
« Lorsque Maurice David parle de Joseph Conrad en ces termes : "gentilhomme polonais, matelot français, capitaine anglais, littérateur anglais", il rassemble en une phrase tous les éléments de naissance, d'influence, d'expérience qui ont constitué Conrad. [...]
Joseph Conrad Korzeniowski, né en Ukraine, le 3 décembre 1857, en raison de la déportation des siens, fut orphelin de bonne heure, élevé par son oncle maternel, Thadée Bobronvski, qui lui fit faire de bonnes études. L'oncle Thadée espérait fixer son neveu près de lui mais, à 17 ans, Conrad, qui n'avait jamais vu la mer, décréta qu'il voulait être marin et rien ne put contrarier cette vocation, renforcée par la rencontre d'un Anglais hoffmannesque qui fit grande impression sur l'adolescent.
En 1874, Conrad s'embarqua comme mousse à Marseille et courut pendant trois ans la Méditerranée à bord d'un voilier français. [...] En 1870, il fut nommé second maitre ; en 1884, naturalisé Anglais, il obtint son brevet de maitre de la marine marchande et, pendant dix ans, de 1884 à 1894, voyagea, découvrant les Antilles, traversant l'océan Indien, le Pacifique, visitant Java et les îles du continent asiatique ; faisant le service entre Singapour et Bornéo, commandant un voilier qui allait de Bangkok à l'île Maurice. De rares séjours sur les continents interrompirent ces randonnées. Il alla à Londres, en Ukraine, au Congo, à Genève. »
Le Nègre du Narcisse, Au cœur des ténèbres, Typhon, Nostromo, Le Miroir de la mer, Sous les yeux de l'Occident... comptent parmi ses nombreux romans inspirés de ses aventures de marin.
C'est Le Nègre du Narcisse, son premier roman maritime, qui le fit connaître en France en 1909. À sa mort, l'ouvrage est réédité. L'Homme libre loue un « beau livre émouvant et pittoresque, qui apporte, à travers son animation colorée, la chaude caresse de la vie », tandis que L'Ère nouvelle publie les bonnes feuilles de ce récit d'une grève déchaînée sur un voilier :
« Le matin, une lame fracassa une des portes de la cuisine. Nous nous précipitâmes, à travers force vapeur et trouvâmes le coq très mouillé et fort indigné contre le bateau. "Il empire tous les jours. Le voilà qui veut me noyer à la porte de mes fourneaux !" Il était furieux. [...]
Le soleil se couchait juste quand il fallut nous précipiter pour réduire la voilure devant la menace d'un nuage sinistre chargé de grêle. Brutalement le grain s’abattit, comme un coup de poing. Le navire soulagé à temps de sa toile le reçut avec courage : il céda lentement, à la violence de l'assaut ; puis se relevant d’un balancement majestueux et irrésistible, ramena ses espars au vent, dans les dents de la rafale. »
Son dernier roman posthume et inachevé, Suspense, ajoute au mystère de l'écrivain. Le Journal des débats en livre l'une des dernières phrases, « qui vaut d'être méditée, car toute l'âme voyageuse et solitaire de Joseph Conrad y a passé, avec son idéal de marin : pouvoir toujours partir » :
« Cosmo se laissa aller à l'impression de douce, d'invincible sérénité de l'air, de la mer et des étoiles, qui enveloppait d'un voile les désirs actifs, les craintes secrètes des hommes, qui ont la sombre terre pour théâtre. À chaque pause de sa longue et fantastique aventure, ce calme lui revenait avec son charme splendide et sa glorieuse sérénité, et cela ressemblait au pouvoir d'un amour immense, insondable, dont la tendresse, comme un charme secret, endort les vivacités et les violences du désir passionné. »