Défendre Dada : acte rare dans les années 1920
Avant d'être admis comme une articulation essentielle dans l'Histoire de l'art, le mouvement Dada a connu le mépris – mais a aussi croisé quelques commentateurs plus sagaces.
Le mouvement Dada, mené par les artistes dits « surréalistes » au sortir de l’horreur de la Première Guerre mondiale, a d’abord été moqué par les commentateurs. Philippe Soupault, André Breton, Tristan Tzara ou Francis Picabia ont, sans surprise, provoqué les foudres des tenants du bon goût, qui voyaient dans leurs ricanements dénonçant l’Art avec un grand A un affront de premier ordre – ce dont il s’agissait.
Les détracteurs et leurs critiques assassines affluent donc par centaines dans les journaux du début des années 1920, tout en déplorant, au passage, d’offrir la « publicité attendue » par ces méphitiques agents de la satire. Ainsi, on croise plusieurs papiers franchement racistes, d'autres inquiets de voir « le monstre » érigé en « idole », et enfin certains qui, choqués, n'hésitent pas à comparer les créateurs dada à des aliénés. [Voir notre dossier].
D'une certaine manière, ces exégètes énervés sont tombés dans le panneau proposé par ces jeunes artistes, ont répondu à la provocation par la colère, sans rien entendre de l'ironie à l’œuvre dans leurs travaux.
De fait, plus rares sont les voix mesurées et conciliantes ; pourtant elles existent, quoique perdues à l'époque dans un brouhaha de mépris. Elles manifestent le courage d'oser se faire entendre – certes, timidement.
Dans Les Annales politiques et littéraires, le ton reste critique, et le journaliste commence par mettre en garde son lecteur contre ce qu’il nomme la « duperie des dadas ». Toutefois, une nuance apparaît déjà : il pressent l'utilité du mouvement et reconnaît au passage que « Dada nous décape de l'épaisse couche de crasse qui s'est déposée sur nous depuis des siècles ».
En établissant ensuite un parallèle avec le bolchévisme et l’anarchisme, le rédacteur met en évidence la portée éminemment politique de Dada, qui ne saurait en effet être considéré hors de son contexte.
Le Siècle, de son côté, rapporte en 1921 les propos du poète communiste Alfred Varella parus dans Le Journal du peuple au sujet des artistes Dada :
« […] que le “nommé Dada” ait pour but original de porter le fer rouge dans les prétentions aristocratiques des Artistes (le mot s'écrivant avec un A qu'ils posent eux-mêmes en majuscule !), je comprends... et j'applaudis.
Qu'importent les formes douteuses de la propagande “Dada” ! Le programme est pour elle de déshonorer dans l'art la gloire ou l'intérêt. J'approuve. »
Les enjeux soulevés par le mouvement sont en effet nimbés de politique – ce que ne manque pas de souligner Varella. La société se lève, la scission se précise et la colère soufflant contre l'ordre établi dépasse les considérations artistiques. Pendant l’entre-deux-guerres, la jeunesse française est soucieuse, blessée par l’événement tragique qu’elle vient de traverser. Son art est celui de la révolte.
Si le journaliste des Annales politiques et littéraires semble ironique au premier abord, tout porte à croire qu'il est en réalité plutôt impressionné par le mouvement, qu'il a dépassé le jugement du beau et aperçu la seule vraie fonction dada : moquer et abattre pour mieux refonder ensuite.
« Je n'hésite pas, quant à moi, à préférer le mouvement Dada à toutes les autres tentatives de ce genre. Voici pourquoi :
Jusqu'à présent, les manifestations de théories artistiques ou littéraires excentriques n'ont eu que le courage de leur opinion. Or, avoir le courage de son opinion, c'est banal, facile, élémentaire, prévu – c'est primaire comme l'on dit aujourd'hui à tout propos.
Les Dadaïstes ont inventé, eux, un courage inédit : ils ont le courage de leur manque d’opinion.
Ça, c'est du vrai courage !
Avouer que l'on ne sait pas ce que l'on veut, ce que l'on prétend, ni ce que l'on représente [...] c'est d'une sincérité si neuve, si hardie, que j'avoue ressentir une tendre sympathie à l'égard des inventeurs pince-sans-rire de ce qui constitue une spirituelle satire de tant de bluffs à prétentions profondes. »
Encore frileux, l’auteur Georges Pinsot cite dans L’Ère nouvelle les mots d'une autre, Renée Dunan, pour faire état de son enthousiasme envers ces jeunes gens révoltés, ces « mabouls ».
« Madame Renée Dunan, que je voudrais bien connaître, affirme que Dada est tout le mystère humain. Être dadaïste, c'est se classer soi-même dans le désordre du présent. Dédaigner Dada, c'est dédaigner l'ordre futur. »
Et la susnommée Renée Dunan de poursuivre :
« Il ne s'agit que de voir ici un phénomène global qui comprend des délirants et des inspirés, des gens de génie et des mabouls, mais conglomérés de telle façon qu'il est plus compréhensif de leur supposer à tous du génie que de les mépriser. »
Résumant à la fois la volonté affichée des Dadas et la circonspection des commentateurs de leur temps, Georges Le Cardonnel livre une belle intuition dans le supplément littéraire du Figaro :
« La tendance que nous avons de médire, sans cesse, de notre temps, nous empêche de nous rendre compte que nous sommes à un admirable moment. Cependant, quand on nous parle du jeune mouvement littéraire, il n'est jamais question que des dadas pour les morigéner ou se moquer d'eux.
Que ces jeunes hommes soient des satiristes d'un genre particulier qui entendent démontrer par l'absurde les erreurs de leurs aînés, ou qu'ils se montrent d'une inquiétante sincérité, ils représentent l'écume laissée par la grande vague romantique qui a abordé au rivage. Personne ne peut savoir ce qui, en fin de compte, naîtra de cette écume.
Peut-être une beauté nouvelle, mais alors ils ne seront plus dadas. »
L'analyse pressent le déploiement des artistes après leur mue. Une fois la tempête passée et les idoles si ce n'est détruites, au moins abîmées, les Dadas continuèrent de fait leur petit bonhomme de chemin dans le monde des arts – et de la politique. Et les ont marqués à jamais.