Écho de presse

Montrer l'inmontrable : la sortie de « Freaks » en France

le 02/11/2020 par Pierre Ancery
le 20/02/2018 par Pierre Ancery - modifié le 02/11/2020
Les acteurs de « Freaks » Johnny Eck (à gauche) et Angelo Rossitto (à droite) posant pour une publicité en vue de la sortie du film, 1932 - source : WikiCommons

Le film de Tod Browning, mettant en scène des acteurs affligés de malformations, fut très durement reçu à sa sortie. Aujourd'hui, il est considéré comme un classique.

Film unique dans l'histoire du cinéma, aujourd'hui considéré comme un chef-d'œuvre, Freaks (renommé Barnum lors de sa première sortie en  France) crée le scandale à sa sortie, en 1932.

 

En choisissant de donner la vedette à de véritables « phénomènes de foire » (un homme-tronc, des nains, des sœurs siamoises, une femme à barbe, etc.) recrutés dans le milieu des cirques itinérants, le réalisateur américain Tod Browning montre l'inmontrable. Et suscite de violentes réactions, d'abord aux États-Unis, puis en France.

 

Il suffit de lire les critiques parues dans la presse parisienne de l'époque pour s'en rendre compte : si certains journalistes s'avouent séduits, la plupart sont choqués et font état de leur dégoût. Mais ce qui, dans ces articles, surprend le lecteur contemporain, c'est que ce dégoût est la plupart du temps dirigé contre les acteurs eux-mêmes. 

 

Le 8 octobre, Le Journal des débats écrit ainsi :

 

« Le metteur en scène de Barnum s'est évertué à rassembler sur l'écran tout ce que la nature a contrefait de plus horrible et de plus douloureux. L'homme-tronc s'y tortille aux côtés des sœurs siamoises et les pygmées aux crânes piriformes mènent avec le cul-de-jatte un étrange sabbat. »

 

Profondément perturbé, le rédacteur de L'Intransigeant du 14 octobre ajoute :

 

« Cette histoire de cirque n’est que prétexte à faire défiler sous nos yeux les monstres les plus affreux que l’humanité ait engendrés. [...]

 

Toutes les contrefaçons de la nature sont ici représentées. La plus repoussante vision est peut-être celle de ce quatuor d’idiots acrocéphales, qui défient l’imagination des sculpteurs gothiques. »

 

Même chose dans Le Figaro du 9 octobre, où le journaliste s'offusque du manque de « charité » chrétienne de Browning vis-à-vis de ses acteurs :

 

« Ce film pèche gravement contre la charité. Pourquoi assurer à des monstres l'immortalité par l'image et prolonger ainsi l'existence de ces maudits ? Pourquoi contraindre ces corps incomplets, ces cœurs aux anormaux battements à exprimer la passion ? Pourquoi projeter sur ces hideurs physiques la lumière la plus crue qui soit, celle des “sunlights” ? »

 

Seul le dramaturge Pierre Wolff, critique récurrent à Paris-Soir, semble avoir compris le profond humanisme au centre du film de Tod Browning. En effet, les pires créatures ne sont pas les « freaks » que l'on présente à la foule, mais les personnages dits normaux, monstres d'égoïsme et de cruauté :

 

« Quoi qu'on dise, quoi qu'en écrive, ce film fera courir tout Paris. Ces monstres qui vous ont bouleversé, choqué, parce qu'ils défilaient sur l'écran, ces monstres de Marigny, vous les connaissiez, vous les aviez vus, il y a quelques années, à Luna Park, et vous ne vous êtes point révolté. Vous jouiez des coudes. Il vous plaisait de vous arrêter devant eux. […]

 

Ces phénomènes, ces dégénérés vous amusaient. Pas une fois vous n'avez compris tout ce qu'il y a de tristesse, d'amertume, dans ces yeux éteints. Les monstres, je les ai trouvés parmi la foule. »

 

Le film alors fut un échec commercial. Conspué, raccourci, il fut interdit de diffusion pendant trente ans et précipita la déchéance professionnelle de Tod Browning. 

 

Ce dernier, génie mal interprété et aujourd'hui reconnu à sa juste valeur dans l'histoire du cinéma, réalisa encore quatre films, rarement bien reçus, avant de terminer sa vie en reclus.