Écho de presse

Delacroix, pourvoyeur de scandales

le 11/06/2022 par Pierre Ancery
le 20/04/2018 par Pierre Ancery - modifié le 11/06/2022
Eugène Delacroix, « La Mort de Sardanapale », 1827 - source : WikiCommons-Musée du Louvre

La toile d'Eugène Delacroix La Mort de Sardanapale, présentée au Salon de 1827, causa un immense scandale, la critique parlant de « dérèglement » et de « désordre » à propos de ce tableau, pourtant l'un des chefs-d'œuvre du peintre.

En 1827, Eugène Delacroix, à 29 ans, est déjà un peintre extrêmement célèbre. Trois ans plus tôt, le scandale de ses Scènes des massacres de Scio, en divisant férocement public et critiques, lui a assuré la renommée. Et lui a accolé pour longtemps l'étiquette de « chef de file du romantisme » (un mouvement dans lequel, en réalité, Delacroix ne se reconnaît guère), en opposition au classicisme, représenté par Ingres.

 

Pour le nouveau Salon de peinture, le peintre va toutefois s'aliéner presque tout le monde. Sa nouvelle composition, intitulée La Mort de Sardanapale, est un gigantesque tableau de 4 mètres sur 5 inspiré d'un drame du poète Byron. Sardanapale, roi assyrien légendaire, y est dépeint alors que sa capitale est assiégée et qu'il vient de donner l'ordre de tuer ses femmes, ses esclaves, ses chevaux et d'incendier son palais.

 

Le tableau déplaît. Avec La Mort de Sardanapale, Delacroix rejette les conventions de l'époque en mettant l'accent sur les couleurs et les contrastes. Pour de nombreux visiteurs, l'ensemble apparaît brouillon, confus, mal dessiné, voire inachevé. La presse va, dans sa majorité, prendre parti contre l'artiste.

 

Le journal La Quotidienne se montre ainsi particulièrement cinglant :

 

« En jetant les yeux sur cet ouvrage bizarre, il n’est pas d’élève qui ne puisse se convaincre qu’il est nécessaire de savoir quelque autre chose que jeter sur une toile des couleurs éclatantes, pour produire une imitation fidèle des objets ; et qu’il y a quelque différence entre une grande image bien enluminée et un tableau bien peint, et surtout bien dessiné. »

La France chrétienne est à peine moins dure :

 

« Cette grande composition, je le crains, n’essuiera pas de moins vives critiques que celles du même artiste qui l’ont précédée. On y louera sans doute un coloris éclatant et vigoureux ; il faudra reprocher en même temps au tableau des contrastes malheureusement ménagés ; une absence totale d’harmonie, d’unité d’effet, d’ordre et de goût.

 

Le dessin n’est guère ici plus satisfaisant que de coutume ; ce sont encore des figures tourmentées, contournées, sans grâce et sans noblesse.

 

Enfin ce sujet était peut-être trop vaste pour comporter des figures de grandeur naturelle ; tel qu’il est traité, il serait difficile de le comprendre sans le secours du livret ; car ce n’est pas un peu de fumée dans un coin et quelques morceaux de bois dans un autre qui suffiront pour indiquer que tout cet amas d’objets confus repose sur un bûcher prêt à les dévorer. »

Et Le Globe consacre au tableau de Delacroix une longue chronique assassine dans laquelle le critique reproche au peintre d'avoir fait une ébauche plutôt qu'un vrai tableau. Delacroix est aussi accusé d'avoir multiplié les erreurs anatomiques :

 

« Jusqu’ici nous avons plutôt excusé que blâmé les dérèglements et les caprices de ce jeune novateur ; nous espérions que son allure fougueuse irait se modérant chaque jour : mais le voilà qui passe les bornes de l'indépendance et de l’originalité […].

 

Qu’on ne cherche donc pas à justifier la composition générale du tableau : tout n’est que désordre et confusion dans l'ensemble ; et par malheur ces défauts se reproduisent en petit dans presque tous les détails.

 

Quel modèle assez lourd, assez flamand, a pu inspirer à M. Delacroix les formes et surtout les cuisses et les jambes qu'il a prêtées à cette malheureuse femme qu’on égorge si tranquillement sur le devant du tableau ? [...]

 

Si l’auteur n’avait point de talent, s’il était encore inconnu, il y aurait pitié de le traiter avec cette rigueur. Mais M. Delacroix est digne de n’être point épargné. Protester contre ses fautes est un devoir, d’abord parce qu’elles sont en général volontaires, et qu’on ne doit jamais désespérer de convertir un pécheur. »

Seul, le chroniqueur du Figaro défend le tableau :

 

« Le Sardanapale de M. Delacroix est encore le sujet d'une foule de controverses aussi injustes les unes que les autres. Il y a sans doute des défauts dans ce tableau ; mais ce sont les défauts d'un homme qui travaille de verve et d'inspiration. Pourquoi fermer les yeux sur les beautés consolantes qui les rachètent ?

 

On ne peut lui refuser cette finesse de couleur, cette originalité de style qui lui appartiennent […]. En somme, cet ouvrage est mille fois préférable à toutes ces productions routinières que la critique caresse, tandis qu'elle assomme les innovations. »

La toile sera rapidement oubliée après l'échec de sa présentation au Salon. Elle ne sera plus guère montrée avant que le Louvre ne l'achète, en 1921, et ne l'expose au public.

 

Elle trône aujourd'hui non loin de La Liberté guidant le peuple, autre chef-d’œuvre de Delacroix.