Écho de presse

Lorsque le jazz s’attirait les foudres des critiques français

le 15/06/2021 par Virgile Iscan
le 04/05/2018 par Virgile Iscan - modifié le 15/06/2021
Le jazzman E. de Grace, 1931, Agence Meurisse - source : Gallica-BnF

En 1939, le be bop révolutionnaire n’a pas encore fait son apparition que le jazz fait déjà débat dans les parutions culturelles. En des termes, sans surprise, extrêmement racistes. 

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Le vendredi 23 juin 1939, dans les colonnes de la publication artistique Le Ménestrel, l’heure n’est pas à se demander à quelle date la Wehrmacht franchira nos frontières. Non, le moment semble plus propice pour un rappel à l’ordre culturel.

Selon le rédacteur en effet, le jazz, cette musique noire venue des quartiers populaires des États-Unis, est devenue, au cours des années 1920 puis 30, trop en vue, s’est imposée sur le continent européen (en France, donc) avec trop de fougue. Et il est grand temps d’y mettre le holà.

En convoquant George Duhamel et son paragraphe sévère sur le jazz paru neuf ans plus tôt dans ses Scènes de la vie future, le critique Robert Le Grand va donc tenter de mettre à jour la réflexion du futur membre de la Résistance dans un papier à charge, au titre sans équivoque : « Les Abus du jazz ».

« Au fond, est-ce à tort ou à raison que M. Duhamel fouaille aussi vertement une forme musicale semblant s’implanter, s’incruster, voire s’imposer presque insolemment au concert et au théâtre ? »

Et quoiqu’il tienne à « aborder la question sans hargne » et loin des « vanteries du plus criant snobisme », la réponse du critique s’impose cependant d’elle-même : c’est, évidemment, à raison.

Si certains journalistes et autres tenants de l’avant-garde voient alors le jazz comme une musique populaire, dure et rebelle évoquant les errances au speakeasy et les hot clubs de la Nouvelle-Orléans, pour Robert Le Grand, il s’agit surtout de « jongleries instrumentales parfois clownesques » exécutées par « une phalange de virtuoses » aux services d’un « harmoniste d’élite ayant, en outre, beaucoup d’invention ».

Et s’il est un abus dont le jazz est déjà coupable, c’est d’avoir « introduit le saxophone dans l’orchestre » !

Une fantaisie parfois perçue comme un « mérite », parce qu’elle aurait permis au public de découvrir « la chaleureuse sonorité et le timbre moelleux » de l’instrument. Ce envers quoi l’auteur s’insurge : en affaires de nouveauté, on repassera, puisque d’autres compositeurs, Blancs ceux-là, l’ont déjà fait.

« Qu’il me soit permis de rappeler à ce sujet, que Bizet, bien avant qu’il fut question de jazz, employa le saxophone alto dans l’andante du Prélude de l’Arlésienne et en tira des effets suaves, effets que j’eus rarement l’occasion de retrouver dans un morceau de jazz, même du meilleur cru. »

Plus loin, Robert Le Grand reconnaît tout de même quelques qualités au jazz, mais seulement à un certain type de jazz, qu’il nomme arbitrairement le « straight jazz », soit un jazz « dûment composé », mais manquant de couleur à en croire les exemples cités par l’auteur : Gershwin, Henderson ou Schoebel.

Et plus il tente de définir le sens de ce qu’il entend par « straight, mot anglais qui signifie droit, loyal », plus se dessine le fond de sa pensée : celle d’un réactionnaire, n’acceptant pas l’émergence d’une musique noire de qualité.

« Quant aux fantaisistes débordements du jazz nègre, on l’appela le “hot jazz”. De “hot”, que l’on pourrait traduire par les mots : chaud ou vibrant.

Ce dernier type abuse de successions de “soli” plus ou moins brillants, et laisse libre cours à l’improvisation des “players”. »

On peut essayer d’être hip, ça n’a jamais empêché d’être méprisant, voire pire. Et l’auteur de s’en prendre à la tendance de ce qu’il nomme les « vibratos », adoptés par les « instrumentalistes du jazz » – il n’est pas question de parler d’authentiques musiciens – et dont « l’abus exaspère rapidement l’ouïe ».

En comparant l’effet obtenu à un orgue déréglé, Robert Le Grand entrevoit par ailleurs un tic sonore qui déferlera sur toutes les musiques pop de la fin de son siècle.

« Moyen d’ailleurs désapprouvé par tous les bons organistes, moyen vulgaire d’expression musicale. Malheureusement, cette déformation du goût gagne du terrain et, aujourd’hui, les chanteurs, eux aussi, adoptent cette façon d’attaquer le son.

Cet excès irraisonné du “vibrato” donne aux chanteurs anglo-américains un ton larmoyant et pleurard bien fâcheux que s’appliquent à imiter, de leur mieux, les “diseurs à voix” de chez nous. »

L’article permet aussi au rédacteur d’élargir son panorama de détestation et de s’en prendre aux avant-gardes, blanches elles, fascinées par ce nouveau genre musical radical. De fait, elles aussi s’en inspirent, afin de composer des musiques hybrides et expérimentales.

En convoquant ce qu’il appelle le « snobisme morbide » des auditeurs new-wave, victimes du grand « bouillonnement éversif » qui frappa les arts à la suite de la Première Guerre mondiale, Robert Le Grand attaque les nouveaux artistes, « jeunes aventuriers » tout juste bons à sortir des « “abracadabras” sonores » en concert.

« Un art régi uniquement par des systèmes, par des théories dogmatiques dont on exclut l’inspiration, perd toute spontanéité, il décourage et finit par fatiguer ses plus fervents disciples. »

Disciples dont l’auteur n’est pas. Quoi qu’il reconnaissent tout de même qu’en « utilisant le “fun” », le style musical a réussi à « dérider » un public blasé. Mais là encore, rien d’inédit pour un auditeur averti des classiques.

Bach et sa cantate écrite en patois l’ont fait bien avant, Haydn et son « amusante symphonie qui se termine faute d’exécutants » de même, ou encore Mozart avec ses « musiquettes basées presque toutes sur la “tonique” et la “dominante” ».

Mais, d’après Le Grand, cette situation est à imputer en premier lieu à la critique, qui a eu le malheur de prendre trop au sérieux ce qu’il continue de voir comme de la « musique d’ameublement », citant une malicieuse boutade d’Erik Satie. Et d’ironiser en envisageant un tel succès pour d’autres genres mineurs, comme, pourquoi pas, les marches militaires.

« Supposons qu’une marche obtint un succès colossal et qu’à partir de ce jour, on ne jouât plus que des marches, que l’on écrivît des opérettes entières sur des rythmes de pas redoublé. Que dirions-nous ?

Au fond, cet exemple peut paraître bizarre, mais ne se produisit-il pas pour le jazz ? »

C’est qu’à la fin des années 1930, la musical comedy finissait de signer l’arrêt de mort de l’opérette populaire telle qu’on la connaissait jusqu’alors. Et Robert Le Grand a beaucoup de mal avec « le mouvement trépidant et syncopé en “C barré” », qui toujours, finit selon lui par « excéder » le mélomane au bout de quelques actes.

Pire encore, le « rythme ataxique, attaché en doctrine et l’orchestration échevelée finissent par être une hantise » pour l’auteur, qui n’en peut définitivement plus.

« Le jazz n’atteint pas les hautes cimes de l’art, il n’est qu’une forme transitoire de la musique d’agrément.

Ne tombons jamais dans l’excès et évitons la contagieuse épidémie que nous signalait M. Duhamel. Gardons-nous aussi, de suivre l’exemple de certains critiques “à la page” qui, pour servir leur idole, voudrait que l’on brûlât tout ce qui n’est pas “jazz” et réclament à cor et à cri que l’on refasse l’orchestration d’Offenbach, de Planquette, de Varney.

L’expérience a maintes fois prouvé que les Offenbach, les Lecoq, les Messager, les Audran sont toujours les rois omniscients de l’opérette française, et ce ne sont pas les producteurs de jazz en série qui les détrôneront aujourd’hui ou demain devant des musiciens dignes de ce nom. »

Quatre ans plus tard, la guerre ravageait l’Europe. Mais, bien que le régime nazi eut décrété que le jazz était une musique « négro-judéo-anglo-saxonne », les hot clubs étaient toujours aussi courus. Mieux, en janvier 1943, le trompettiste noir Harry Cooper donnait un concert à l’École normale de musique, à Paris, comme le rappelle notamment Gérard Régnier dans son livre Jazz et société sous l’Occupation.

Au mois de septembre de la même année, de l’autre côté de l’Atlantique, John Coltrane soufflait dans son premier alto. Deux décennies plus tard, ce jeune homme, devenu génie, permettait au jazz d’atteindre « les hautes cimes » de l’art musical tant espérées par notre rédacteur bougon.