1938 : reportage parmi les Marocains de Paris
À l’orée de la Seconde Guerre mondiale, la reportrice et militante socialiste Magdeleine Paz part à la rencontre d’une communauté de travailleurs marocains vivant en banlieue parisienne, « au plus bas degré de l’échelle » de l’Empire colonial français.
« D'un bout à l'autre de l'année, tout semble fait pour leur rappeler qu'ils ne sont pas comme les Français qui les entourent. Mais inférieurs aux plus déchus, mais à part dans l'humanité, au plus bas degré de l'échelle. »
Ainsi parle la journaliste et reportrice Magdeleine Paz, dans le quotidien socialiste Le Populaire, au mois d’avril 1938.
Magdeleine Paz (1889-1973) fait partie de la minorité d’intellectuels de l’entre-deux-guerres ayant jeté les bases de l’anticolonialisme qui devait éclore après la Seconde Guerre mondiale. Journaliste à L’Humanité, exclue du PCF en 1927 où elle militait dans l’opposition de gauche, cheville ouvrière des campagnes pour la libération de Victor Serge, elle rejoint la SFIO en 1931 où elle se situera à sa gauche et où elle deviendra l'un des journalistes en vue de son organe, Le Populaire.
Parallèlement, elle est membre de la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) et de sa minorité pacifiste et antistalinienne, association dont elle quittera le Comité central en 1937 à cause de son attitude envers les procès de Moscou. Enfin, outre son journal « d’attache », signalons qu’elle collabore à d’autres périodiques, et qu’elle publie divers ouvrages, dont des romans.
Magdeleine Paz a notamment effectué des reportages au Maroc fin 1937 et en Tunisie au début 1938. Ses enquêtes sur la colonisation au Maroc s’emploient à dénoncer la « condition inférieure » des colonisés, condition dont elle va démontrer qu’elle sévit jusque sur le territoire de la « métropole ». La citation ouvrant notre propos est ainsi issue d’une série de sept articles publiée entre le 3 et le 19 avril 1938 dans Le Populaire et intitulée « Les coloniaux de Paris ».
Le lecteur y est entraîné dans un monde inconnu de lui « en plein cœur de Paris » – pour reprendre ses mots dans une série sur un autre sujet –, ou plutôt, en l’occurrence, dans ses banlieues. La confrontation du lecteur avec la culture du colonisé s’y trouve accrue par rapport à ses reportages au Maghreb, du fait de l’importation de ladite culture dans le paysage français. Dans le troisième reportage de cette série, où elle continue de relater ce qu’elle appellera sa « tournée au Maroc banlieusard », elle ouvre son propos en jouant sur la description de ce monde inconnu qui se trouve pourtant à côté des Français :
« Était-ce le ciel gris, on pourrait se croire dans un de ces faubourgs de Rabat ou de Casablanca où l’Occident a enfoncé sur le sol maghrébin la marque de son talon de fer. »
Le lecteur va cheminer aux côtés de la reportrice, dont la présence implicite lui fait voir, sentir, entendre tout ce qui constitue cette vie marocaine transposée sur le sol français. En outre, Paz use de l’impératif, si souvent convié dans ses reportages et dans ceux de la période, afin d’inclure le lecteur dans sa découverte, pacte narratif du reportage abolissant l’espace ; pacte narratif permettant aussi l’appropriation de la connaissance du reporter par le lecteur :
« Quand on sort de l’épicerie, où la vitre s’adorne d’inscriptions arabes, où l’odeur du Maroc s’échauffe et s’épaissit derrière le comptoir, où le fez côtoie la babouche, et la semoule le thé vert, on débouche dans une impasse qui sert de boulevard à un “bidonville” maraîcher.
Devant les cahutes mal closes, mal jointes, mal coiffées, s’étalent de tout petits enclos, sarclés amoureusement, cela se voit, précieusement ceinturés de grillages de fer : la menthe y fait déjà pointer ses pousses vertes, et qui dit menthe dit rasades blondes et parfumées, ivresse légère, et pays un instant retrouvé.
C’est tout au fond que se trouve la zaouïa. On y accède par une espèce de palier transformé en cuisine.
Selon l’usage, les fidèles de la confrérie ont aligné leurs babouches au seuil de la pièce. Il faut quelques secondes pour s’habituer à cette pénombre glauque. L’unique porte-fenêtre est voilée d’un épais rideau ; pendus au mur, quelques burnous, des chapelets, la planchette sacrée du Coran ; à terre, des nattes de jonc, un vieux tapis, une peau de mouton. Ils sont là une douzaine d’hommes, vêtus de la djellaba blanche, brune ou jaune, le chef enturbanné ou recouvert d’un capuchon, accroupis à l’orientale, le chapelet coulant entre les doigts, l’œil noyé dans le rêve, et le front bourdonnant de prières.
Demain, dès l’aube, ils seront à nouveau soudeurs, fondeurs, câbleurs, décapeurs, étireurs ; ils compteront avec la sirène, le contremaître, l’autobus, l’horloge pneumatique et la feuille de paye. Ce soir, laissons-les s’adonner à la méditation, appeler sur eux la “baraka” et glisser nébuleusement au seuil du paradis d’Allah. »
Ici se frottent à nos oreilles des mots issus de l’arabe marocain. Elle avait déjà utilisé ce procédé dans ses reportages précédents au Maroc : elle y avait par exemple entraîné le lecteur dans la « médina » à Meknès, elle lui avait expliqué ce qu’était le « bien Habou […] ». Si cet usage est destiné à attester de l’immersion de la reportrice dans la culture de l’autre, il est également voué à accentuer la confrontation du lecteur avec ce monde inconnu de lui et à lui fournir des clés linguistiques pour y entrer.
Toutefois, les reportages « coloniaux » de Magdeleine Paz sur le sol français sont surtout l’occasion d’user de mots maghrébins provenant significativement de la culture musicale ou vestimentaire. Car celle-ci est la seule facilement importable sur l’autre territoire. Ainsi examine-t-elle « indiscrètement la “loutar” suspendue au mur, jouxtant le tamis à couscous […] » dans un intérieur où elle a pu pénétrer. Ainsi, dans un reportage intitulé « Le peuple des hommes seuls », retrace-t-elle le quotidien d’un « Africain », en indiquant :
« Les heures disponibles, il les tue plus qu’il ne les vit, en dictant à un camarade qui joue le rôle d’écrivain public, une lettre à sa famille.
Il va faire ses provisions, il se rend au bain, à la douche, il organise quelque fois des réunions ou la ghaîta ou le tebbel accompagnent un chant du bled, il joue au loto ou aux dominos… »
Outre l’emploi du vocabulaire étranger, il est remarquable que la reportrice montre, grâce à cette énumération rigoureusement ordonnée, que toute l’existence de l’immigré s’organise autour de la vie de là-bas et de la banalité ici d’un quotidien (« provisions » ; « bain »). Mais cette énumération se termine par la mention du « loto » et des « dominos ». La vie dans la métropole induit ponctuellement une entrée dans la culture de l’Autre, qui sera destinée à s’amplifier.
Dès le premier reportage de cette série, Paz avait d’ailleurs signalé que le fait d’habiter en métropole conduit à ce que la culture de « l’indigène » soit modifiée. Comme la plupart du temps dans ses reportages, la démonstration s’effectue alors par le biais descriptif et non pas théorique :
« Une trentaine d’hommes sont entassés dans une salle exiguë. Il faut tout d’abord s’habituer à cette impression d’étrangeté, d’anomalie.
Les têtes habituées au fez et au turban sont coiffées de casquettes. Les épaules naguère libres sous la djellaba, se serrent frileusement dans de mauvais vestons, des blousons de cuir, les pieds, habitués au contact de la terre nue, sont chaussés de gros brodequins. Lorsque je les connaîtrai mieux, l’impression s’effacera peut-être, mais pour l’instant, elle domine tout : ces hommes ne sont pas seulement déguisés, ils paraissent réincarnés. Nés fellahs, nés nomades, ces fils du rêve et du soleil ont dû subir une étrange métamorphose.
Par quel enfer ont-ils passé avant d’entrer dans cette peau de manœuvres, de sableurs, de riveurs ou de balayeurs, qui est maintenant devenue la leur, et qui se voue, sous le ciel gris, à la machine et à l’horloge ? »
Vivre sur un autre sol entraîne nécessairement une transformation. Ici elle passe par l’habillement, lequel est un pas vers l’intrusion de la culture de l’Autre en soi, qui, d’étrangeté, deviendra quotidienneté puis part de soi-même. La « machine » française conduira à ce que les travailleurs étrangers et français ne feront qu’un dans les luttes salariales d’après-guerre. « L’horloge » française à laquelle ils sont soumis deviendra aussi la leur, même s’ils ne perdront pas « le rêve » de leur pays d’origine et la nostalgie de son « soleil ».
Martine Sonnet, sociologue ayant publié en 2008 un ouvrage marquant sur la vie de son père, Atelier 62, ouvrier ayant dû venir de Normandie pour travailler à Paris, raconte comment le vin rouge remplaça petit à petit le cidre sur la table familiale. Le déracinement ne connaît pas la couleur de la peau. Mais la douleur et la difficulté s’accentuent quand le pays n’est pas le sien.
Douleur et difficulté d’autant plus envahissantes que les « coloniaux de Paris » subissent une oppression liée à leur statut de colonisé. Un article de la série « Retour du Maroc » avait démontré en octobre 1937 que les Marocains n'ont pas de « droit à la justice », pas de « droit syndical », pas de « droit à la culture ». Cette privation de la liberté, le colonisé l’éprouve jusque sur le territoire de la métropole, ce que Paz montre par un biais imprévu dans le sixième reportage de sa série « Les coloniaux de Paris » :
« Mais c'est surtout dans le sommeil et dans le rêve qu'il [l'Africain] trouve ses moyens d'évasion. Il est si las, il est si pauvre, il est si seul.
Que peut-il faire de son “loisir”, sinon se coucher sur son grabat, ou s'accroupir le dos au mur, le nez à la hauteur de ses genoux, et rêver d'horizons perdus, de chers visages et de voix familières ? »
Troublant, le parallèle qui vient immédiatement à l'esprit avec Les Damnés de la terre (1961) du psychiatre et théoricien du tiers-mondisme Frantz Fanon, et mettre en relation avec l'aphorisme du romancier Paul Nizan dans Antoine Bloyé (1933) : « Aussi longtemps que les hommes ne seront pas complets et libres, assurés sur leurs jambes et la terre qui les porte, ils rêveront la nuit. »
Oppression économique en 1933, oppression coloniale en 1961 : ces deux oppressions transcendent la couleur de peau pour faire rejoindre les « damnés de la terre » dans une même condition, et donc un même combat.
Combat dont les drapeaux sont ceux de la fraternité et de la solidarité, étendards favoris de la reportrice engagée et militante Magdeleine Paz, qu’elle soit aux États-Unis (Frère noir, Flammarion, 1930), qu’elle se préoccupe de l’Indochine (« La grande pitié du peuple indochinois », Les Cahiers des Droits de l’Homme, mars 1934) ou du journaliste martiniquais André Aliker (« L’affaire Aliker », Les Cahiers des Droits de l’Homme, 20 février 1936).
Dans nombre de ses reportages, Magdeleine Paz se transforme en porte-parole de ceux qui ne peuvent pas s’exprimer, de ceux qui n’ont pas accès aux territoires de la culture pour dénoncer leur condition. « Je voudrais vous servir, mes frères », conclut-elle son premier reportage de la série. Les « coloniaux de Paris » ne s’y trompent pas, qui lui ouvrent leur porte, qui appellent leurs camarades, leurs compatriotes à témoigner de leur condition à cette journaliste singulière :
« Le téléphone arabe a fonctionné avec sa rapidité de traînée de poudre. “Quelqu’un est là, qui s’intéresse à nous.” La nouvelle a volé de bouche en bouche et, aussitôt, des groupes se sont formés devant les cafés maures, devant le boucher et l’épicier arabes.
C’est à qui s’offrira pour me piloter, me faire la confidence de son histoire, ou m’inviter à déguster un verre de thé à la menthe. »
Le reportage peut concourir à changer la vie des gens ; il peut aussi contribuer à écrire l’Histoire. Celle de l’anticolonialisme ne peut être dissociée des articles de Magdeleine Paz, où le talent de la plume le dispute à la fine clairvoyance. Il serait temps que son nom soit inscrit comme il se doit parmi ceux des précurseurs des « porteurs de valise », parmi ceux qui permirent d’offrir aux colonisés un autre visage de la France, en adéquation avec l’universalité des droits de l’Homme.
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Anne Mathieu est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en littérature et journalisme à l’université de Lorraine, à Nancy.
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Pour en savoir plus :
Paul Nizan, Antoine Bloyé (1933), Grasset, « Les Cahiers rouges », Préface de A. Mathieu, 2005
Magdeleine Paz, Je suis l'étranger. Reportages, suivis de documents sur l'Affaire Victor Serge, Textes réunis, annotés et présentés par Anne Mathieu, Biographie chronologique par A. Mathieu, éditions de la Thébaïde, 2015