6 juin 1944, « Ils arrivent ! » : le Débarquement par la presse vichyste et collaborationniste
En amont du Jour J, la presse française pro-allemande rit à l’unisson devant les tentatives alliées d’un débarquement en France, selon elle voué à l’échec. Et lorsque les troupes abordent, les voix s'élèvent contre « le terrorisme anglo-américain ».
Mardi 6 juin 1944, rares furent les journaux français qui ont pu annoncer le jour même la nouvelle survenue à l’aube et attendue depuis longtemps : « l’invasion de l’Europe par les Anglo-Américains a commencé ce matin ».
Pour une fois unanimes, la presse collaborationniste et celle du régime de Vichy, déploraient en chœur cette nouvelle agression alliée menée contre la France, désormais entièrement occupée depuis le 11 novembre 1942. En effet, conséquence immédiate d’un précédent débarquement, « l’odieuse agression anglo-américaine contre notre Afrique du Nord », la zone dite libre avait été placée sous la « protection allemande ».
Était-ce enfin « le » débarquement, le vrai, attendu depuis des mois puisque chacun savait que Staline suppliait désespérément ses alliés hésitants de le soulager en ouvrant un second front à l’ouest ?
Une chose est sûre, cette hypothèse n’inquiétait guère la presse française : un débarquement, c’est une entreprise difficile qui s’est bien souvent terminée en catastrophe. Et en France, on en sait quelque chose.
En avril 1915, un corps expéditionnaire franco-britannique débarquait près de Constantinople, pour s’emparer du détroit maritime stratégique des Dardanelles. Faisant face à une puissante artillerie, le débarquement s’enlise et huit mois plus tard, les troupes rembarquaient et Winston Churchill, déjà, perdait son fauteuil de Premier Lord de l’Amirauté. Pendant la guerre d’Espagne, l’offensive des Républicains contre les Baléares s’était également soldée par un rembarquement, malgré la supériorité des attaquants.
Ce type d’opération offensive demeurait aléatoire et fragile. Durant la « Drôle de guerre », les opérations sur Narvik en Norvège avaient permis au public français d’en apprendre davantage sur « le problème du débarquement ». À l’été 1940, las, on attendait en France que l’Allemagne « en finisse » avec « l’Angleterre » par un débarquement.
L’attente, un peu longue, fut l’occasion pour quelques spécialistes d’exposer leurs analyses et dispenser des conseils es-débarquements, convoquant tour à tour Guillaume le conquérant et Napoléon Bonaparte mais présageant avec légèreté l’abandon des « grands bombardements préalables ». Les experts étaient formels : le débarquement se fera par la mer et par les airs, et il y aura de « faux débarquements » destinés à tromper l’ennemi.
Enfin, deux tentatives précédentes de débarquement allié entrepris « contre la France » s’étaient soldées par des défaites cuisantes.
Le 23 septembre 1940, l’opération combinée de la flotte britannique et de la France Libre contre Dakar était repoussée. Les forces défendant la place demeurèrent fidèles à Vichy et enrayèrent toutes tentatives de débarquement.
Bien pire encore avait été le raid anglo-canadien mené contre le port de Dieppe le 19 août 1942. L’opération amphibie s’était soldée par un échec cinglant et les pertes furent importantes. La propagande allemande affirmait avoir brisé l’ouverture du second front et avait fourni à la presse les photographies du désastre. Les journaux collaborationnistes exultèrent : « Le deuxième front a duré 9 heures ».
On souligne l’attitude de la population française :
« Que, demain, les Anglais débarquent ailleurs ils seront reçus de la même façon par les Allemands… et par les Français. »
Le journal d’ultradroite Je Suis partout, hilare, titre : « Le second front chez la dame de pique ». Paris Soir égrène la liste des débarquements britanniques avortés et ironise : « Quand on n’est pas capable de débarquer chez les autres, il faut bien rester chez soi ». Le Réveil du Nord titre sur les sarcasmes que l’opération aurait provoqués « dans le monde entier », c’est-à-dire à Berlin, Rome, Paris et Vichy.
Ainsi, à l’occasion du Nouvel An 1944, les plumes de la collaboration française sont-elles confiantes avec le Führer : « Un débarquement de l'ennemi ne nous surprendra pas c'est nous qui le surprendrons ». D’ailleurs, Herbert C. Hoover, ancien président des États-Unis, n’aurait-t-il pas déclaré qu’un débarquement américain était chose impossible ?
« Pour envahir le vieux continent, a déclaré M. Hoover, il faudrait de cinq à huit millions d'hommes, ce qui serait un effort trop grand pour les États-Unis, déjà engagés dans une œuvre de réarmement gigantesque.
Si mon conseil n'est pas suivi, ce sera un sacrifice inutile de vies américaines. Si nous envoyions quelques centaines de milliers d'hommes en Iran ou en Afrique, nous allons au-devant d’un nouveau Dunkerque.
D'autre part, nous n'avons pas suffisamment de navires pour transporter des millions d’hommes en Europe. En outre, même si nous arrivions à traverser l’océan, le débarquement de cette armée présenterait de telles difficultés qu'aucun expert militaire n'oserait en prendre la responsabilité. »
Les quotidiens rapportent que les Alliés s’attendent à perdre 500 000 soldats lors du débarquement et, fatalement, on subodore qu’il ne s’agirait que d’une chimère inventée pour obliger l’Allemagne à laisser loin du front de l’Est de précieuses divisions.
Goebbels assure que « la propagande invasionniste » des Alliés n’a pour objet que de ragaillardir le moral anglais. On trépigne. Le Matin se fait menaçant : « Si l’Angleterre ne tente pas l’invasion, l’Allemagne lui imposa sa décision ».
On attend « l’invasion » pour le mois de mars, puis pour Pâques. Passé le printemps, on se prend à croire que le débarquement ne viendra plus, la période de navigation la plus clémente étant terminée. Le débarquement devient un sujet commun de plaisanterie.
Cette confiance en béton à Vichy et Paris a une origine. L’érection rapide, « miraculeuse », du « mur de l’Atlantique » avait suscité des commentaires admiratifs : « gigantesque », « formidable », « inexpugnable ». Les photographies, aux effets de perspective étudiés, des lourdes casemates hérissées de canons s’étalent dans la presse, tandis qu’on souligne la contribution des maçons français à la « côte de béton ». On rappelle à cette occasion que, déjà, Vauban avait édifié ses ouvrages contre l'Angleterre et Paris-Soir de regretter que ce « rempart de l’Europe » ne soit pas garni de soldats français :
« Mais aujourd'hui, ce sont des soldats feldgrau qui défendent nos frontières maritimes. Et qui les défendent seuls.
Alors, on ne peut s'empêcher de penser, avec un serrement de cœur, qu'avec un autre régime et une autre politique la France eût pu s'épargner la disgrâce de laisser remplir par d'autres une mission qui est d'abord une mission française : la défense du mur de l’Atlantique. »
En mai 1944, le maréchal Rommel entreprend une tournée d’inspection sur les côtes normandes à l’issue de laquelle il affirmait, confiant mais clairvoyant : « Toute tentative de débarquement se transformera en aventure sanglante ». Le Petit Marseillais pronostiquait alors une attaque prochaine, menée dans le secteur s’étendant de Boulogne à Cherbourg à la faveur d’une grande marée. Mais, encore une fois, on voulut croire en l’hésitation des Alliés, ou du fait des intempéries, ou par l’incapacité des Alliés à se coordonner.
Le 3 juin, La Dépêche annonce ainsi que le débarquement serait repoussé « à l’été ».
Trois jours plus tard, tandis que les journaux du matin avaient titré sur les ravages des bombardements, les journaux du soir annoncent qu’« une tentative de débarquement anglo-américain » a lieu sur les côtes normandes.
On fait état de violents combats, opposant « les marines de guerre allemande et alliée », mais également de vagues de parachutistes. Les assaillants subissant des pertes terribles, on considère comme « probable » un second débarquement ailleurs. Au 7 juin, la « tentative » aurait été taillée en pièces. À minuit, il ne resterait plus qu’une seule tête de pont que le journal La Petite Gironde situe dans un espace où il n’y eut pourtant aucune opération, au même titre que les îles anglo-normandes, où l’on imagine pourtant une victoire allemande.
Aussitôt, les experts sont invités à rendre compte de l’événement. Le Progrès de la Côte d’Or se fend, à chaud, d’une analyse géopolitique :
« Les chefs politiques anglo-américains s'étant engagés, depuis longtemps, aussi bien vis-à-vis de Staline que de leurs ouvriers grévistes ou d'une opinion publique inquiète de la durée de la guerre, ont dû entreprendre, en Europe, le débarquement tant annoncé par une publicité tapageuse, l'emportant ainsi sur le commandement militaire “allié” qui hésitait, du fait de l'insuffisance de ses moyens – surtout en effectifs de parachutage.
À la suite du succès de prestige, plutôt que stratégique, que comporte l'occupation de Rome, le compromis s'est réalisé pour son exploitation sur des bases purement de propagande. Au point de vue militaire et stratégique, deux constatations s'imposent :
1° Absence d'envergure.
2° Manque de synchronisation. Le secteur compris entre Cherbourg et Le Havre ne constitue pas le débarquement massif sur toutes les côtes occidentales de l'Europe préconisé quotidiennement avec tapage par les radios anglo-américaines et dissidentes. »
Quarante-huit heures après le déclenchement des opérations, les assurances initiales s’estompent et le doute est perceptible. Le Réveil du Nord, alarmiste malgré lui, annonce une offensive couvrant « 450 kilomètres » et fait part des difficultés de pronostic de l’état-major allemand : « Ce n’est que dans quelques semaines qu’il sera possible de juger les chances de réussite de l’entreprise. » La situation semble en effet confuse, bien qu’on assure que les Allemands demeurent « maîtres de la situation ».
Assommée par les bombes qui pleuvent sur un large tiers de son territoire, la France courbe le dos. Dès le lendemain, le maréchal Pétain appelle les Français à demeurer dans une stricte neutralité face à cette nouvelle épreuve « imposée à la France par ceux qui disent vouloir la libérer, mais qui commencent d'abord par la détruire. »
Cette position ne sied évidemment pas aux plus chauds collaborateurs. Le ministre du Travail Marcel Déat, dans un éditorial intitulé « Je ne suis pas neutre », déclare que, s’il n’avait ses responsabilités ministérielles, il se placerait immédiatement à la disposition de la Waffen SS – et engage ses compatriotes à faire de même. C’est finalement l’uniforme de la Milice qu’il endosse, sans quitter son ministère à Vichy. Bref, il faut selon lui coûte que coûte empêcher « l’invasion des mercenaires du capitalisme judaïsé ».
Dix jours après le débarquement, les communiqués demeurent optimistes, mais la toponymie normande se joue de la censure : ils sont à Caumont, les Alliés ont pris Carentan. Fait troublant, le deuxième débarquement, le vrai – celui de Normandie n’étant qu’un « leurre » – se fait particulièrement attendre. Où aura-t-il lieu ? On pense à la côte belge et à celle du nord de la France, entre Ostende et Dunkerque.
Pour expliquer cet incompréhensible retard, en réalité un succès éclatant de l’opération d’intoxication menée par les Alliés, Fortitude, on l’attribue à une tactique délibérée de la Wehrmacht, qui se retiendrait de rejeter l’envahisseur à la mer ; tout cela « était prévu » par le Führer :
« Le fait remarquable est l'absence de réaction allemande contre la partie du front qui traverse le Cotentin. Or, les Allemands ont plus que largement les moyens d'attaquer.
C'est donc qu'il est dans les intentions du commandement que la tête de pont normande continue à absorber sans arrêt du matériel et des divisions anglo-américaines. »
Bien qu’on assure que les « contre-attaques concentriques allemandes resserrent de plus en plus » le corps de débarquement, un lecteur attentif de la presse du 9 juin 1944 ne pouvait que constater une extension des combats, de Cherbourg à Caen, via Bayeux. De ce jour-là date une évolution significative de la désignation des événements : la bataille sur les côtes de Normandie devient la Bataille de Normandie.
Il faut bientôt se résoudre à admettre à Paris comme à Vichy, que le débarquement, le vrai, est arrivé ; le front de l’Ouest est ouvert et la Libération, la vraie, arrive à Paris comme à Vichy.
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Édouard Sill est chercheur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est actuellement doctorant à l’École pratique des hautes études (Paris, EPHE).