Chronique

L’Ancien Régime et la naissance de l’espionnage moderne

le 29/08/2022 par Alain Hugon
le 26/08/2021 par Alain Hugon - modifié le 29/08/2022

Les mutations techniques apparues à la fin du Moyen Âge ont favorisé le développement de l’espionnage. À la mesure de l’accélération de la mobilité des informations en Europe, gazettes et diplomates alimentent la connaissance et attisent la soif de « renseignements ».

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).

La volonté de pénétrer les décisions des autorités, adverses ou non, est une réalité pérenne des civilisations européennes – depuis les premiers témoignages du passé, de Rome jusqu’à nos jours. Si cette tentation est une constante dans l’histoire du continent, les conditions de sa réalisation évoluent très fortement selon les sociétés et selon les moyens techniques à leur disposition.

Les pratiques de renseignement évoluent suite aux bouleversements de la « révolution de l’écrit », à la fin du Moyen Âge. Ses conséquences sur la circulation de l’information dans l’ensemble du monde occidental sont déterminantes pour la naissance de véritables services secrets.

L’institutionnalisation de l’espionnage

La péninsule italienne préfigure nombre d’innovations dans les usages du renseignement politique. La révolution communale et l’émergence des cités-États modifient les conditions de l’espionnage. Dès le milieu du XIIIe siècle, les cités de Sienne, Florence, ou Mantoue se dotent d’outils pour recueillir les informations adverses. Le conflit avec l’empereur pour le contrôle de l’Italie favorise la naissance de ces réseaux de renseignement. À Sienne, cinq Ufficiale sopra le spie (superviseurs des espions) sont ainsi attestés dès 1252.

La république de Venise occupe une place originale dans le monde de l’espionnage, par son emploi systématique de certaines méthodes pour obtenir des renseignements ; elle ouvre une ère du soupçon. L’emploi de la délation, notamment à partir du XVIe siècle, y est célèbre : par la Bocca di Leone, boîte aux lettres encastrée dans le mur du palais des Doges, la population est invitée à glisser les noms de comploteurs. Le dispositif de surveillance se perfectionne en 1539 par la création d’inquisiteurs d’État. Leur but est politique : ils doivent assurer la sûreté de la république, alors à l’intersection des empires ottoman et espagnol, entre l’Europe impériale des Habsbourg de Vienne et les barbaresques d’Afrique du Nord.

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Les Habsbourg d’Espagne développent aussi des services de renseignement face au péril musulman et à l’essor des puissances protestantes. Dès la fin du XVIe siècle, est créée la fonction de Grand Espion (ou Espía mayor, qualifié parfois de « superintendant des intelligences secrètes »). Dirigeant des réseaux d’agents secrets en Italie, en France, en Angleterre, et dans le monde germanique, ce Grand Espion dépend de la cour qui le nomme et à laquelle il rend des comptes. Cette fonction existe pendant au moins un siècle, jusqu’à la fin du XVIIe siècle.

Le monde britannique connaît aussi ces pratiques d’espionnage et tente de les institutionnaliser. Dans son Arte of Warre (1587), William Garrard mentionne l’existence du Master of the intelligences : il reçoit son office du conseil royal auquel il prête un serment secret. La personnalité du secrétaire d’État d’Elizabeth Ire, Francis Walsingham (1530-1590), son intérêt pour les affaires souterraines, expliquent qu’on le qualifie de « maître espion ». Si le Cabinet noir de Richelieu n’est pas un service de renseignement au sens propre, il n’en demeure pas moins un outil pour percer les desseins des adversaires, voire les infiltrer.

La plupart des traités militaires des XVIe et XVIIe siècles mentionnent le renseignement et le besoin d’observateurs. Qu’on les appelle éclaireurs ou espions, il est essentiel de disposer de bons agents, bien que les offices permanents n’existent pas encore. Les mutations des communications, des supports d’information comme de la conduite des affaires militaires favorisent de rapides changements dans le monde du renseignement.

Circulation de l’information et zones sensibles

Depuis le XVIe siècle, les réseaux postaux prennent forme et se perfectionnent sous la houlette de grands serviteurs : la famille de Taxis dans l’empire et dans le monde Ibérique, les Pajot et les Rouillé en France. Ils rendent la circulation de l’information plus efficace et plus sûre. Les gazettes manuscrites et surtout les imprimés, qui se développent avec l’essor de la presse, représentent de formidables observatoires pour les autorités. Ce sont des instruments entre leurs mains pour acquérir, voire manipuler, l’information.

Le développement des ambassades dans les principaux États d’Europe occidentale autorise les nombreux diplomates à entretenir une foule d’agents plus ou moins officiels, alors que l’ambassadeur lui-même est soupçonné par les contemporains de n’être qu’un « espion honorable ». Comme de nos jours, elles sont au centre de réseaux. Elles transmettent par leurs secrétaires des informations cryptées à leurs gouvernements. Elles financent et relayent les informations et les actions souterraines à l’encontre des adversaires : intoxication, censure, renseignements, et parfois même assassinats et enlèvements. Bien qu’indispensables, les diplomates ne cessent de déranger les puissances qui les accueillent et certains sont donc expulsés après des scandales – comme l’Espagnol Guerau de Espées après le complot de Roberto Ridolfi contre Elizabeth Ire (1571).

À l’échelle de l’Europe, des géographies de l’espionnage, qui varient selon les circonstances, peuvent être esquissées. Les zones de confrontation en Méditerranée au XVIe siècle, sur la frontière religieuse qui oppose protestants et catholiques entre 1560 et 1660, aux limites du monde germanique lors de la guerre du Nord, et des guerres de successions de Pologne, d’Autriche et pendant la guerre de Sept Ans, constituent ainsi de véritables points chauds de l’action secrète. Parallèlement, les pouvoirs policiers au sein des États s’institutionnalisent et élaborent des appareils de surveillance intérieurs qui utilisent « mouches » et « mouchards ».

Milieux propices et motivations

L’infamie est attachée à la personne de l’espion ; aucune puissance ne dit espionner l’adversaire bien que, paradoxalement, toutes les puissances recherchent des renseignements, quel qu’en soit le prix. Dès lors, le recrutement et la sociologie des espions répondent à certaines constantes.

L’espionnage est souvent motivé par des raisons religieuses, qui restent au cœur des sociétés d’Ancien Régime. À la frontière de l’islam et du christianisme, oriental ou occidental, aux limites qui séparent catholicisme et protestantisme, individus et autorités politiques agissent pour faire triompher leur foi. À l’intérieur même des États, la présence de minorités religieuses, souvent fragilisées, offre aussi un terrain favorable.

Pour le renseignement, la diaspora juive présente ainsi de nombreux avantages. Elle vit en petites communautés, disséminées à travers l’Europe et dans les principaux ports, du Maghreb à Anvers, de Salonique à Rouen. Là où elle n’est pas tolérée, elle est susceptible de contraintes : Martin de Santo Spirito, un carme judaïsant, est ainsi menacé par l’Inquisition dans une affaire de fausse monnaie et pour avoir organisé le départ de coreligionnaires vers Rouen ; il doit espionner Henri IV pour le compte de l’Espagne à partir de 1607. Ailleurs, des prisonniers juifs croupissent dans les prisons chrétiennes, faisant l’objet de chantage au renseignement. Plus généralement, les communautés d’exilés subissent de fortes pressions de la part des autorités d’accueil pour qu’elles collaborent, qu’il s’agisse des catholiques anglais, des protestants français, ou des latins de Russie.

Aux motivations religieuses et aux contraintes sur les groupes minoritaires, s’ajoutent la présence, et même l’omniprésence, de la question financière. Le propre du secret réside dans l’utilisation cachée de fonds occultes qui lui sont destinés. Tout agent lié à l’espionnage a accès à de tels fonds… Dès lors, entre la motivation officielle et l’appât du gain, les contours sont flous.

Dans quelle mesure les États européens ont-ils profité de l’espionnage ? Les informations collectées ont-elles possédé de réelles utilités ? Ou bien, la soif de renseignements ne répond-elle pas à une curiosité, voire à des obsessions de la part des gouvernants qui, à leur tour, peuvent être bernés par ceux-là mêmes qui pensent tenir les arcanes du destin : les espions.

Pour en savoir plus :

Bély, Lucien, Espions et ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990

Hugon, Alain, Au service du Roi Catholique : « honorables ambassadeurs » et « divins espions » face à la France. Représentation diplomatique et service secret dans les relations hispano-françaises de 1598 à 1635, Madrid, Bibliothèque de la Casa de Velázquez, 2004

Jütte, Daniel, The Age of Secrecy : Jews, Christians, and the Economy of Secrets, 1400-1800, Yale University Press, 2015

Preto, Paolo, I servizi segreti di Venezia. Spionaggio e controspionaggio ai tempi della Serenissima, Milan, Il Saggiatore, 2016

Alain Hugon est historien, professeur d’histoire moderne à l’université de Caen-Normandie.