1904-1905 : La guerre russo-japonaise par la caricature
Dans la nuit du 8 au 9 février 1904, la flotte japonaise attaque la base russe de Port-Arthur, à l’extrême Est de l’empire. Deux jours plus tard, les deux puissances entrent en guerre. Retour sur un conflit qui occupa l'actualité pendant un an et demi à travers le regard des caricaturistes.
Début 1904, les Français se passionnent pour un affrontement lointain entre deux empires orientaux, la Russie et le Japon. Chaque jour, en Une de la presse, les journalistes rendent compte de l'avancée des hostilités et analysent les forces en présence.
Des ouvrages et des romans sur le conflit paraissent en librairie ou sont publiés en feuilletons dans les quotidiens. La publicité s'empare même du sujet. Ferdinand Bac (1859-1952) s'amuse de la place prise par cette guerre dans la société française post-Affaire Dreyfus ; il imagine dans Le Rire une maîtresse de maison contrainte de cacher une armure de samouraï afin de ne pas froisser son convive russe :
« Personnage compromettant – Faut décamper, mon vieux, j'ai un Russe à dîner. »
Le conflit qui éclate en février 1904 est l'aboutissement d'une longue période de tension entre le Japon et la Russie au sujet de deux territoires stratégiques, la Corée et la Mandchourie, région du nord-est de la Chine. En 1898, après avoir obtenu de la Chine le droit de construire une ligne de chemin de fer à travers la Mandchourie, la Russie se fait céder la péninsule du Liaodong, incluant la base de Port-Arthur.
La même année, la Russie et le Japon signent un accord au sujet de la Corée, dans lequel la Russie s'engage à y respecter les intérêts commerciaux japonais.
En 1900, la situation se tend à nouveau ; la Russie, profitant de la révolte des Boxers en Chine, envoie quelque 80 000 soldats en Mandchourie. Les Japonais contestent cette mainmise et réclament un partage à l'amiable. Par le biais d'intenses échanges diplomatiques, les deux pays tentent de régler leur différend pacifiquement mais, malgré les diverses propositions mises sur la table, aucune solution n'est trouvée.
Le 16 novembre 1903, dans un dessin intitulé « L'ours et la sentinelle ou le miel de Mandchourie » publié dans Le Figaro, Caran d'Ache (1858-1909) résume la situation :
Quoi que d'origine russe, le dessinateur met en avant les trop importantes prétentions de l'ours russe. Même en faisant preuve de bonne volonté, les Japonais ne peuvent accepter les exigences adverses :
« Le JAPONAIS – Je veux bien qu'il entre. Quand il y en a pour l'un...
L'OURS RUSSE – … il y en a surtout pour l'autre ! »
Les négociations étant bloquées, le 13 janvier 1904, le Japon décide de lancer un ultimatum à la Russie dont l'expiration est fixée au 8 février. Sans réponse de la Russie, le Japon attaque la flotte russe basée à Port-Arthur dans la nuit du 8 au 9 février.
Dès l'annonce de la déclaration de guerre, toute la presse française prend fait et cause pour l'allié russe. De plus, à une époque où la population française est très anglophobe, les liens étroits du Japon avec l'Angleterre accentuent le soutien à la Russie. En effet, ces deux pays avaient signé, en 1902, un accord qui prévoyait une neutralité bienveillante réciproque en cas de guerre de l'une des deux puissances contre une autre au sujet de la Chine ou de la Corée.
Dans ce contexte, les caricatures dénonçant l'implication des Britanniques dans le conflit sont nombreuses. Ainsi, dans le quotidien nationaliste L'Intransigeant, José Belon (1861-1927), dans un dessin au titre évocateur, « L'ours et les deux compagnons », montre Albion poussant son allié japonais à déclencher la guerre :
Pour beaucoup en effet, Albion/John Bull utilise le Japon afin de freiner l'expansion russe en Extrême-Orient et protéger ainsi ses intérêts commerciaux. Pierre Jeanniot (1848-1934), dans un dessin intitulé « Business is Business », considère aussi que, même si le Japon échoue, la Grande-Bretagne n'aura, elle, pas tout perdu... :
« – Eh bien ! John, vous voilà bien avancé d'avoir poussé votre ami sous ma botte...
– Yes ! Je plains mon ami, mais je supprime mon concurrent. »
Face au « grand ours russe », les Japonais sont, on le voit, toujours représentés par des hommes de petite taille. Mais contrairement à ce que Pierre Jeanniot met ici en scène, les premiers combats sont largement favorables au pays du Soleil levant. La destruction de la flotte russe de Port-Arthur surprend les Occidentaux, qui considéraient que l'affrontement entre le puissant empire russe et le discret Japon était déséquilibré. Aucun ne soupçonnait les Nippons de disposer d'une telle force de frappe.
Le 15 février, Caran d'Ache, très intéressé par le conflit, compare ainsi pour Le Figaro le Japon à un jongleur-prestidigitateur qui passe, comme par magie, du statut de pays inoffensif à celui de puissance conquérante :
L'attaque du Japon renforce la crainte, bien présente dans la société française depuis quelques années, du « péril jaune ». Popularisé en 1895 par l’empereur d’Allemagne Guillaume II pour justifier l'intervention des grandes puissances dans le partage de l'Empire chinois, il devient en 1904, aux yeux de plusieurs observateurs, une réalité.
Dans un dessin du supplément littéraire illustré du Petit Parisien signé Domani, la Russie, incarnée par un boxeur, est désignée comme le « champion d'Europe » qui, sur un ring recouvert de la carte de la zone du conflit, les mains derrière le dos, reste calme face aux provocations du boxeur japonais « champion d'Asie ». Tout autour du ring, les différentes puissances assistent avec intérêt à la confrontation entre « Blancs et Jaunes » comme l'indique la légende :
En Une de La Caricature, George-Edward (1866-1952), à l'aide d'une carte très originale, assimile les belligérants ainsi que la Chine, leur terrain d'affrontement, à des monstres :
Au fil des mois, les lourdes défaites subies par les Russes s'accumulent. Battus sur le Yalou en mai 1904, ils s'inclinent également à Liao-Yang en septembre 1904 ainsi que sur le Cha-ho au mois d’octobre. Spécialiste des portraits-charge, Charles Léandre (1862-1934) représente le général japonais Oku, victorieux lors de plusieurs batailles, tel un vampire sortant ses crocs :
Engagées dans une guerre d'usure, les troupes japonaises et russes, parfois bloquées dans des tranchées creusées à la hâte, subissent des pertes humaines considérables. Dans Le Rire, Lucien Métivet (1863-1932) et Léo Kober (1876-1931) rendent compte de ces combats meurtriers dans un double dessin :
Le siège de Port-Arthur (février 1904 – janvier 1905), à lui seul, coûte la vie à plusieurs milliers de combattants russes et japonais. Choqué par l'atrocité de cette guerre, Bernard Naudin (1876-1946) réalise un poignant numéro de L'Assiette au Beurre intitulé « Assez ! » le 3 décembre 1904.
De son côté, le dessinateur portugais Léal de Camara (1877-1948) choisit de faire une caricature sur l'incident dit du Dogger Bank ou de Hull. Dans la nuit du 21 au 22 octobre 1904, la flotte russe de la Baltique ouvre le feu sur des chalutiers britanniques du port de Hull, en mer du Nord, les prenant pour des navires japonais. L'attaque coûte la vie à deux marins britanniques et provoque de brèves tensions diplomatiques entre la Russie et la Grande-Bretagne.
« LE PÊCHEUR – Eh ! Là-bas ! Le Japon, c'est la porte en face !... »
L'année 1905 n'est pas plus favorable aux Russes, qui ne cessent de reculer. Après la prise de Port-Arthur par les Japonais, ils s'inclinent à Moukden le 10 mars et leur flotte de la Baltique est anéantie en mai lors de la bataille de Tsoushima. L’État-major russe est alors régulièrement accusé d'incompétence. Kouropatkine, commandant en chef des Forces terrestres, est ainsi critiqué pour sa lenteur et ses hésitations. Léal de Camara, qui est un des seuls dessinateurs de presse à commenter les derniers mois du conflit, le représente à califourchon, à l'envers, sur une tortue :
Au même moment, le pays est confronté à d'importants troubles politiques et sociaux – ce que l’on nommera bientôt la Révolution de 1905. Dès le mois de juin, les autorités russes acceptent donc d'ouvrir des négociations de paix sous l'égide des États-Unis. Le traité de Portsmouth, signé le 5 septembre 1905, met fin aux combats. Deux soldats ennemis, une nouvelle fois mis en scène par Léal de Camara pour Le Rire, résument les termes de l'accord :
La Russie voit son influence sur la région réduite à néant. Le pays doit en effet céder au Japon Port-Arthur et la presqu'île de Liaodong, reconnaître son protectorat sur la Corée et évacuer la Mandchourie :
« LE JAPONAIS – C'est égal, mon vieux, t'as rien trinqué. »
Néanmoins, la Russie n'a pas à verser d'indemnités de guerre au Japon :
« LE RUSSE – Possible !... mais c'est pas moi qui paye. »
Le traité déçoit profondément la population japonaise, qui estime avoir fait de lourds sacrifices tant humains que financiers dans cette guerre. On verra des émeutes éclater dans plusieurs villes.
La victoire japonaise sera un choc pour les différentes puissances mondiales : pour la première fois, un pays asiatique s'impose sur la scène internationale.
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Pour en savoir plus :
PERTHUIS Bruno, « Le péril jaune à travers la caricature selon René Pinon », in : Sociétés et Représentations, 04/2009, n°27, p. 251-265
SAVELLI Dany (dir.), Faits et imaginaires de la guerre russo-japonaise (1904-1905), Les Carnets de l'exotisme, n°5, 2005