Écho de presse

1944 : premiers témoignages de rescapés d'Auschwitz

le 26/01/2024 par Pierre Ancery
le 06/08/2020 par Pierre Ancery - modifié le 26/01/2024
Entrée du camp d'Auschwitz, photo prise le 27 janvier 1945 - source : WikiCommons-Deutsches Bundesarchiv
Alors que le tristement célèbre camp de concentration ne sera libéré qu'en janvier 1945, la presse publie des témoignages glaçants sur Auschwitz dès la fin de l'Occupation. 

Le camp de concentration et d'extermination nazi d'Auschwitz, en Pologne, n'a été libéré par l'Armée rouge que le 27 janvier 1945. Mais en France, dès la Libération, en août 1944, des journaux français publient des récits de rescapés et de témoins.

C'est par exemple le cas de L'Humanité qui, le 27 août, en pleine libération de Paris (le journal écrit en une : « À chaque Parisien son boche ! […] Battez-vous comme des lions ! »), publie la lettre d'un militant communiste déporté à Auschwitz. Quoique le journal annonce qu'il s'agit d'une femme, le texte est rédigé au masculin – peut-être afin de brouiller d'autant plus l'identité de l'auteur.

La lettre, précise le quotidien, a été envoyée par ce déporté « au péril de sa vie ». Elle a été publiée auparavant dans le dernier numéro clandestin du bulletin du Comité national de défense des prisonniers politiques.

« Chers amis,
Que vous dire ? J'aurais tellement à dire, et des choses si extraordinaires que vous ne les croiriez pas. Et d'ailleurs, je ne trouve pas les mots pour vous les dire, il faut les avoir vécues et vues pour les croire.
Je commencerai par vous dire que, depuis notre départ, “notre groupe” a fondu comme neige au soleil ; quatre-vingt-quinze pour cent des camarades se sont “volatilisés” si je puis employer ce mot. Nous restons, comme vous voyez, très peu nombreux de ceux du premier jour. Ne me demandez pas de détails. Je ne peux pas vous les donner.
À me lire, vous devez vous dire que je suis devenu fou ou insensible. Ni l'un ni l'autre, que je sache. Je garde la tête froide ou, plutôt, nous gardons la tête froide. C'est la seule chose raisonnable que nous puissions faire [...]. »

La lettre donne ensuite un aperçu de l'horreur concentrationnaire, dont aucune image ni aucun récit précis, alors, ne sont encore parvenus jusqu'à la population française.

« Tout ce que l'on raconte est vrai. Je ne veux plus parler des centaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants chargés comme du bétail dans des wagons expédiés au loin, vers l'Est. Il est des horreurs plus terribles encore : enfants bourrés dans des sacs comme des légumes et jetés dans le feu, femmes, vieillards brûlés vivants et ceci, non pas par unité, mais par centaines de milliers.

Vous direz qu'il faut être fou pour croire des choses pareilles. Moi, je vous dis que des gens ont été témoins de ces massacres et on peut les croire. Mais à quoi bon se lamenter, crier, puisque personne ne peut nous aider. Alors il vaut mieux faire bonne mine et attendre les jours “meilleurs” [...].

Je voudrais encore bavarder avec vous, mais je n'ai pas le temps. Ma lettre est embrouillée, sans queue ni tête, mes idées se mêlent et pourtant, je ne peux vous écrire tout : il me faudrait des livres de papier. Je m'arrête et vous embrasse tous bien fort. »

 

Le 13 septembre, le même journal publie un second témoignage. Il s'agit cette fois de l'interview d'un jeune Français qui, requis pour le service obligatoire en Pologne, a été envoyé à Auschwitz dans un camp de travail annexe.

Racontant avoir été en contact quotidien pendant huit mois avec les déportés du camp de concentration, il décrit avec précision les assassinats systématiques menés par les nazis.

« – Quel genre de travail faisiez-vous ?

Nous devions construire une gigantesque usine de produits chimiques, pour l'I.G. Farben : terrassements, béton, tous les travaux pénibles.

Tous les juifs, tous les déportés politiques faisaient la même besogne ?

Ils étaient divisés en trois groupes. Je ne sais ce qu'on faisait des femmes et des enfants. Un camp spécial avait été établi pour eux à 25 kilomètres de la ville. Le second groupe comprenait les vieux et ceux qui ne pouvaient pas travailler : on les triait immédiatement, soit en les faisant passer à la chambre à gaz, soit en les brûlant au four crématoire, soit, le plus souvent, en leur faisant une piqûre. Ceux qui pouvaient travailler étaient envoyés sur les chantiers.

Vous êtes tout à fait sûr de tout cela ?

J'ai vu, tous les jours, ces malheureux qui venaient sur les chantiers, vêtus d'un simple pyjama à rayures blanches et noires, verticales, travailler dans la neige par 25° au-dessous de zéro. Je les ai entendus raconter leur vie, dire les morts qui tombaient tous les jours, d'épuisement et de désespoir. Quand ils n'avaient plus la force de travailler, on les tuait à leur tour. »

Il poursuit, donnant des détails atroces :

« – […] J'ai vu un condamné politique décapité à coups de bêche par un des S.S. chargés de la garde du camp. Aucun sabotage n'était possible mais le rendement du travail était faible, tant les hommes étaient épuisés.

Un jour, un juif est tombé dans une coulée de béton. On n'a pas arrêté le travail pour si peu. »

Le journaliste de L'Humanité conclut :

« Les mots se refusent à qualifier ces horreurs, cet abîme de souffrance où tant des nôtres sont morts, où tant des nôtres sont encore plongés. Les êtres qui se sont rendus coupables de ces crimes, qui ont traité les juifs et les déportés politiques comme on ne traiterait pas le plus misérable animal, ces êtres ignobles ne méritent pas le nom d'homme.

Ils ont voulu dégrader la dignité humaine en forçant leurs malheureuses victimes à se battre pour une cigarette ou un morceau de pain, en accumulant sur elles les souffrances pires que la mort, pour finir par la mort la plus horrible, mais ils se sont déshonorés eux-mêmes, et notre horreur crie contre eux une clameur que rien ne peut éteindre. »

Quelque quatre mois plus tard, le 27 janvier 1945, l'armée soviétique, chassant devant elle la Wehrmacht, atteignait le camp d'Auschwitz, situé à cinquante kilomètres à l'ouest de Cracovie. Les soldats russes étaient alors accueillis par 7 000 détenus survivants.

Entre 1940 et 1945, environ 1,1 million de personnes, parmi lesquelles 960 000 Juifs, sont mortes à Auschwitz.