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Juillet 1945 : un résistant déporté raconte Auschwitz

le 24/10/2023 par Jean Forgeor
le 07/10/2023 par Jean Forgeor - modifié le 24/10/2023

Revenu depuis peu de l’enfer de Silésie, le journaliste et poète Jean Forgeor, ex-déporté n°176.212, témoigne de ce qu’il a vu et subi au « lager » : une chronique sidérante de la vie dans les tréfonds de l’Europe nazie.

Quoique les combats aient définitivement cessé en Europe, la Seconde Guerre n’est pas encore terminée lorsque le résistant Jean Goldschmidt, dit Forgeor, évoque son internement dans le tristement célèbre camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau pour le journal gaulliste Gavroche. Nous sommes à l’été 1945, les camps viennent d’être « ouverts » par les armées soviétique et américaine. L’innommable, qui se disait auparavant à demi-mot, commence à être abordé de front.

Dans une langue tirée au cordeau, le résistant, journaliste et poète, revient sur son arrestation, sa déportation, le travail forcé et la douleur, les mesquineries et les peines, les humiliations et les modestes joies d’une existence réduite à sa plus simple expression : survivre.

ICI AUSCHWITZ, LE NUMÉRO 176.212 VOUS PARLE

Août 1942. Il y a quelques semaines encore, c'était le maquis entre Gap et Grenoble... Désir bien imprudent d'aller embrasser sa femme à Nice, une dénonciation du chef milicien Pennetti... et c'est l'arrestation, puis Drancy. Et maintenant le train qui roule en cahotant vers l’Allemagne. Dans le wagon, nous sommes cinquante-neuf hommes de tous âges et deux récipients, l’un qui contient trente litres d’eau et l'autre pour ce que vous pensez.

Avec quatre camarades, je fais le service d'ordre, si je puis dire. Il faut plus d'une fois employer la force pour empêcher certains égoïstes de prendre vingt-cinq centimètres de trop : déjà, les Français se font remarquer par un certain respect d’eux-mêmes, par leur sang-froid et leur bonté.

Nous avons fait sauter quelques planches du wagon et nous décidons de nous évader. Juste avant Bar-le-Duc, le train ralentit dans une forte montée. Nous nous sommes battus comme des chiens contre une cinquantaine d’énergumènes enlaidis par la peur : « Vous allez nous faire tous fusiller, etc., etc... » J’ai eu beau leur dire qu'en une demi-heure nous pouvions tous nous évader, il n'y eut rien à faire et, quand ils eurent l'air d’avoir compris, c'était trop tard, nous étions déjà en Allemagne.

Ne croyez pas que la guerre était finie entre les voyageurs. Elle recommença pour l’eau. Pendant trois jours et trois nuits, mes camarades et moi ne primes aucun repos. Ce fut écœurant à tous les points de vue.

Enfin, nous arrivâmes et l'on nous ouvrit les portes. Six heures du matin. En plein bled – en pleine neige, entre Birkenau et Auschwitz, nous descendîmes du train.

Des officiers S.S. nous firent mettre en rang. J'étais le premier et, petit à petit, par cinq, des camarades me retrouvaient. D’autres montaient dans des camions. Il s’agissait surtout des hommes et des femmes âgés, des enfants au-dessous de quinze ans. Vous me comprenez. C'était la première sélection.

Sur un convoi de douze cents personnes, environ quatre cents entrèrent au camp après quatre kilomètres dans la neige.

Première impression

« Concentration Lager ? » Non : « Extermination Lager ». Avec, au-dessus de la porte, la fameuse phrase : « Arbeit macht frei », qui veut dire quelque chose comme : « Le Travail, c’est la Liberté. » On nous amène d'abord au tatouage. « Levez la manche gauche de votre chemise et passez par ordre alphabétique. »

L'impression morale est plus douloureuse que l’opération elle-même. Ensuite, on nous embarque dans une vaste pièce à courants d'air où l'on nous dépouille de tout... Enfin, de tout ce qui nous reste, car on nous a déjà pris notre portefeuille, notre montre, notre alliance. J'ai voulu conserver une photo de ma femme. Je l'ai demandé et j'ai pris un coup de poing sur la figure. Le type avait deviné que je ne parlais pas allemand ? Pourtant, s’il m'avait dit : « Nein ! », je crois que c’eût été suffisant. Ce fut la première de nos souffrances, recevoir des coups sur la « gueule » sans pouvoir les rendre !...

Nous passons dans une vaste pièce ouverte à tous les vents et, deux minutes après, nous sommes tous en train de faire la queue dans le costume d'Adam, derrière un pauvre malheureux que l’on passe consciencieusement à la tondeuse de la tête aux pieds. Ensuite, c’est la douche où nous allons après avoir été barbouillés du haut en bas d'un mélange de pétrole et d'autre chose (désinfectant). Douche bienfaisante et chaude à souhait... Puis, dans la neige et le froid, on nous distribue, au hasard, vêtements, linge et chaussures. Tant mieux si cela va. Dans le cas contraire, débrouillez-vous si possible avec un voisin. Il est sept heures du soir, nous croyons la journée finie. Eh bien ! non, car le camp n'est pas encore celui d’Auschwitz et on nous rembarque dans un camion, couvert par extraordinaire.

A Auschwitz, redésinfection et redouche. A minuit, nous recevons enfin un morceau de pain avec une ration de margarine et un litre de café pour deux. On nous dirige sur nos blocs respectifs et tout de suite au lit.

A deux heures du matin, réveil. Nous passons les uns après les autres chez le chef de bloc donner les renseignements sur nous-mêmes et notre profession. Chacun dit ce qu’il veut, puisqu’il n'y a plus de moyen de contrôle. D’ailleurs, tout cela importe peu. Nous ne sommes plus que des numéros.

J'espérais que nous allions pouvoir enfin dormir, mais il nous fallut avant cela écouter les élucubrations d'un soi-disant Français, né Dieu sait où, qui nous mit au courant méchamment, sadiquement, de ce qui nous attendait.

 

Séjour à Auschwitz

Tous les matins, nous quittions le camp pour aller travailler à l’usine de Bonna. Mais, avant de vous parler de l’usine de Bonna, je voudrais essayer de vous décrire un peu le « Lager » de concentration où sont morts tant d'êtres humains (sept millions), mais où sont nées des amitiés immortelles. Figurez-vous un vaste champ désert situé dans un autre désert, avec cependant une route sur l’un de ses côtés. La route d’Auschwitz à Kateswitz, où passait à heures fixes l’autocar faisant le service. Ce champ est entouré de barbelés dans lesquels passe un courant électrique suffisant pour tuer un homme. Au milieu de ces barbelés, rangés symétriquement, s’élèvent les blocs en bois. Il y en avait, je crois, cinquante-neuf, y compris ceux du K.B. (hôpital). L’été, sur l’immense place d'appel, on dressait deux grandes tentes de cinq cents lits, car il n’y avait pas assez de place pour tous dans les blocs.

Il n’y a que deux saisons en Silésie, sans transition. Température plus ou moins 45°. L’hiver, les blocs étaient entourés de neige et, l’été, de parterres de fleurs !...

Il y avait trois piscines. Une pour les demoiselles des deux établissements spéciaux réservés aux Allemands, l'autre aux Polonais ; la troisième piscine était surmontée d’une pancarte : « Piscine réservée aux juifs, défense de se baigner. »

La majorité des internés ne pensait qu’à une seule chose : manger. Un véritable marché s'était organisé où se vendait de tout : pain, soupe, tabac, papier à cigarettes, cigarettes, cuillers, couteaux, rutabagas, pommes de terre (généralement crues), caleçons, chemises, chaussures. Pour donner un exemple : une bonne paire de chaussures de cuir valait, au camp, environ quatre rations de pain. Ceux qui achetaient au camp revendaient au dehors, c’est-à-dire à l’usine, contre de l’argent ou des denrées alimentaires. Les Polonais étaient les maîtres du négoce et les Français étaient généralement roulés.

Le samedi après-midi et le dimanche furent, au début, des jours de repos. Vers le mois d'août 1944, je crois, les dimanches devinrent ouvrables comme les autres jours ! Le repos consistait à se faire raser et tondre. Malheur à celui qui avait oublié ou n'avait pas eu le temps !

Le réveil avait lieu à coups de matraque. Faire les lits était un véritable travail que l’on se partageait, car nous couchions la plupart du temps à deux ; nous allions nous laver dans le « waschraum » le plus proche. C’était une bataille rangée pour approcher un robinet. Tout en procédant à ses ablutions, il fallait surveiller ses affaires sous peine de les voir instantanément subtilisées. Aussi, faisait-on sa toilette à deux. L'un tenait les vêtements pendant que l'autre s'ébrouait.

Le petit déjeuner consistait en un quart de café – quelquefois plus – sans sucre bien entendu, une ration de pain (que nous touchions double trois fois par semaine), vingt grammes de margarine (extraite du bois), accompagnés d'une rondelle de saucisson (toute petite) ou d'un morceau (minuscule) de fromage, ou d’une cuillerée (à café) de confiture. La quantité de ces « portions » eût pu être plus grande, mais les chefs de bloc et leurs acolytes se servaient eux-mêmes, au désavantage général.

Ces « messieurs » bien nourris et combinards formaient bande à part. Il existait entre eux une intimité souvent poussée à l'extrême... Les capos allemands, condamnés de droit commun, avaient tous leur petit « people » qui remplissait les fonctions de boy et de girl, si je puis dire, ce qui dispensait l’intéressé de toutes corvées et travaux pénibles.

Vers cinq heures et demie l’été et six heures et demie l’hiver, les commandos, après une attente de près d'une heure, se dirigeaient, au son d’un orchestre, vers les lieux de travail (tout travail – supplice – se faisait en musique).

Heureux ceux qui avaient la chance d'être affectés à des besognes artisanales telles que serrurerie, menuiserie, etc. Ils travaillaient à l’intérieur et ceci était aussi appréciable en été qu’en hiver.

Les plus chanceux étaient les cordonniers et les tailleurs, qui restaient au camp et faisaient en grand le trafic général de tout ce dont ils disposaient.

Les commandos les plus pénibles étaient ceux du ciment et des câbles. Qui n’a pas entendu parler à Auschwitz du trop fameux commando 52 ? Les Français le connaissaient bien, car nous étions bien « pistonnés ».

On nous haïssait mais nous le rendions bien et entre nous, vrais Français de France, il y avait un lien, la Patrie. Nous faisions semblant de travailler en chantonnant la Marche Lorraine aux oreilles des capos allemands et des S.S. qui ne comprenaient pas que cela signifiait : « Vive la France ! Vive de Gaulle ! » Le sabotage donnait des résultats satisfaisants. Jamais je n'ai vu fonctionner les câbles de notre groupe de la 4e centaine (car il y avait 5 centaines au Commando 52). N’est-ce pas, Jean ? Émile ? Roger ? et tous les autres, à qui je ne puis songer sans un serrement de cœur. Où êtes-vous à présent ?

A midi, nous avions une heure de repos. On nous donnait une soupe (eau, rutabagas) qui trompait la faim plus qu’elle ne la calmait mais avait en hiver la qualité d'être chaude.

Nous travaillions par tous les temps. Quelquefois dans l’eau jusqu’aux genoux pendant que sur nos reins tombaient des torrents glacés du ciel polonais.

Le plus pénible était le déchargement des wagons de ciment car il n’y avait pas moyen de tirer au flanc. Nous étions un nombre déterminé d’hommes et le capo nous voyait passer chacun tour à tour du wagon au hangar et du hangar au wagon. Le malheureux qui, par fatigue plus que par maladresse, lâchait un sac ou tombait était roué de coups de pieds, de poings, de matraque, etc., jusqu'à épuisement, non de la victime mais du bourreau. 

Toutefois jamais un sac de ciment n’a servi. Nous le crevions en douce et pissions dessus. Rarement, je pense, la satisfaction d’un besoin aussi naturel n'a coûté autant de risques.