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La présentation de la scène des massacres de Scio en 1824

le par - modifié le 05/08/2020
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Le salon officiel de 1824 voit l’émergence de la querelle entre deux mouvements artistiques : les anciens (les classiques) et les modernes (les romantiques). Les scènes des massacres de Scio d’Eugène Delacroix fait scandale : cette œuvre devient l’emblème fondateur du mouvement romantique. En 1822, une « Assemblée de tous les hellènes » proclame l'indépendance de la Grèce. La répression ottomane est immédiate : sur l'île de Chios en mer Égée, elle fait au moins 30 000 morts et autant d'esclaves vendus.

Le Scandale des Scènes de massacres de Scio : l’œuvre de Delacroix vue par les critiques d’art

Delacroix choisit une thématique d’actualité qui s’accorde avec ses idées libérales, la guerre d’indépendance des Grecs dominés par les Ottomans, s’écartant des grandes fresques antiques privilégiées par les peintres dit « classiques ». La présentation de l’œuvre au Salon de 1824 suscite de vives réactions du public et des critiques car son œuvre est en rupture complète avec le néoclassicisme dominant : Delacroix brise les règles classiques de la peinture.

Le critique d’art Delécluze note dans le Journal des débats 

« Lorsque mes regards se sont dirigés sur cette Scène du Massacre des habitants de Chio, peinte par M. Delacroix, livré à mes propres impressions, j’ai frémi, et je me suis demandé si, dans l’exercice d’un art qui en dernière analyse est fait pour plaire, le bon goût (...) permettait qu’on exprimât des sentiments, des formes qui déplaisent, repoussent, font horreur » 

Stendhal, pourtant militant du romantisme littéraire, déclare dans Le Journal de Paris du 9 octobre 1824 : « J’ai beau faire, je ne puis admirer M. Delacroix et son Massacre de Scio » lui reprochant « une exagération du triste et du sombre » en montrant « des cadavres livides et à moitié terminés ». Le Siècle ajoute : « Il y eut des critiques qui, en manière de reproche, comparèrent le Massacre de Scio à un cinquième acte de Shakespeare, et qui inventèrent une formule, le culte du laid (...). Ils accusèrent la dépravation du goût dans ce mélange de grotesque et de sublime » . Toutefois, la critique la plus virulente vient d’Antoine-Jean Gros de La Presse qui vit dans l’œuvre « un massacre de la peinture ».

Delacroix et les romantiques sont soutenus par Le Globe et par Le Constitutionnel. Adolphe Thiers commente le Salon pour ce dernier. Il avait fait un éloge du tableau que Delacroix avait exposé au Salon de 1822, Dante et Virgile aux enfers prévoyant « l’avenir brillant du peintre ». Il se montre toutefois moins bienveillant avec les Massacres de Scio : s’il reconnaît la peinture de Delacroix expressive jouant sur les émotions par des contrastes de couleur et de luminosité et par la mise en scène d’atmosphères dramatiques, il dénonce la composition confuse, l’absence de hiérarchisation des personnages et leurs représentations parfois incongrues.

Les œuvres de Delacroix, quoique sujettes à débats, ont été reconnues par le pouvoir politique : son Dante et Virgile aux enfers et ses Massacres de Scio ont été primés lors des Salons et achetés par les musées royaux et exposés au Musée du Luxembourg.

La barque de Dante [estampe] ; Eugène Delacroix & Célestin Nanteuil , 1849 - source : Gallica-BnF

Le Salon de 1824 : l’émergence du romantisme en peinture

Le Salon officiel de 1824 ouvre ses portes du 23 août au 4 novembre 1824. Il constitue un moment charnière de la querelle entre les « classiques » et les « romantiques », affrontement qui se duplique dans la littérature, le théâtre, la poésie et la peinture. Le Salon de 1827 marquera le triomphe des peintres romantiques sur les classiques.

On considère souvent Scène de massacres à Scio : familles grecques attendant la mort ou l’esclavage comme un manifeste de la peinture romantique. Très influencé par Géricault, Delacroix devient, à la mort de ce dernier et à son corps défendant, aux yeux du public et des critiques d’art le chef de file des peintres romantiques. Pourtant, il rejette l’étiquette de romantique, refuse de constituer une nouvelle école et se considère comme un peintre classique. À posteriori, les critiques et les historiens de l’art verront dans le salon de 1824 un temps d’affrontement entre Ingres et Delacroix, entre le dessin et la couleur.

Les critiques d’art ont conscience de l’émergence d’un nouveau courant de peinture, le romantisme, tout en éprouvant des difficultés à le définir et à le nommer. Le Globe classe les peintres du Salon de 1824 entre « ceux qui sont demeurés fidèles à l’académie » (et) « ceux qui en sont sortis, et qui l’ont fait avec bonheur » (26 septembre 1824). Stendhal déclare « Nous avons vu en parlant des tableaux que cette année une nouvelle école s’est élevée au grand mécontentement des élèves de David » dans Le Journal de Paris de décembre 1824, opposant les romantiques, peintres d’une même génération, aux artistes  académiques, « qui ne jurent que par David » sans plus de précision. Delécluze distingue par leurs défauts les romantiques qui « tombent dans le vulgaire, l’ignoble, le laid », « poursuivant la vérité exacte jusque dans ses derniers retranchements », et les classiques qui « passent pour produire souvent des ouvrages froids, ennuyeux, entachés d’un appareil théâtral » et « croyaient que quand la vérité n’est pas belle, il est à propos de déguiser ses défauts et de mentir »  dans le Journal des débats. Farcy qualifia le romantisme de « choléra morbus qui infecte les arts et les lettres » dans Le Journal des artistes du 9 octobre 1831.

 

 

Caricature : Salon de 1827 [estampe] ; [s.n.] ; Imp. de Ducarme, Paris - source : Gallica-BnF

Scènes de massacres de Scio : une œuvre d’art philhellénique ?

La Revue de l'art ancien et moderne ; Émile Dacier, Paris, 1930 - source : Gallica-BnF

Le soulèvement grec contre les Turcs commence au printemps 1821 avec l’appui du clergé orthodoxe. Le 12 janvier 1822, le congrès national d’Épidaure proclame l’indépendance de la Grèce : une guerre violente éclate entre Grecs et Ottomans qui s’achève en 1830 avec l’indépendance de la Grèce. Le tableau fait référence à un épisode dramatique de cette guerre : le massacre de plus de 20 000 habitants et la mise en esclavage du reste de la population de l’île de Chios par les Turcs en avril 1822, en représailles aux exactions grecques lors de la prise de Tripolizza. Cet événement suscite un mouvement philhellénique en France et en Europe, favorable à l’indépendance grecque.

Le romantisme est un mouvement artistique de libération, qui apporte un contenu culturel aux revendications nationales des peuples dans les années 1820-1840. Delacroix a joué un grand rôle dans le développement du philhellénisme en France : il a peint La Grèce sur les ruines de Missolonghi (1826) et La mort de Sardanapale qui fait scandale au salon de 1827-1828.

Si le titre du tableau inciterait à voir une illustration circonstanciée de massacre de Chios, il ne s’agit pas d’une représentation réaliste de l’événement. Le réalisme se limite aux costumes orientaux (Revue de l’art ancien et moderne, 1930) et aux corps livides. Le philhellénisme de Delacroix est à nuancer : il présente des Grecs effondrés, accablés par la défaite, soumis aux Turcs, et non leur héroïque résistance. Il célèbre le peuple grec victime, sans armes, incapables de résister.Le journal Le Constitutionel rend compte des événements en Grèce : 

« Les Grecs retirés dans les rochers les plus escarpés de leur patrie, ayant reçu un renfort de quinze cent hommes, fondirent sur les barbares, qui se trouvaient au nombre de deux milles[...] Le combat ne fut ni long ni opiniâtre : les musulmans, qui étaient tous des troupes égyptiennes, surpris accablés, fusillés,  et pas un d’eux n’échappa à la juste fureur des Grecs. Canons, bagages, munitions de guerre, provisions de bouche, tout est tombé entre les mains des défenseurs de la croix.»

Eugène Delacroix (1798-1863)

Peintre français, issu d’une famille d’un haut fonctionnaire impérial, Eugène Delacroix fait son apprentissage chez Guérin, ancien élève de David et peintre académique de renom. Il est considéré comme le précurseur du courant de peinture romantique. Plusieurs de ces œuvres ont fait scandale : Scènes de massacres de Scio (1824) et La Mort de Sardanapale (1828).  Influencé par Géricault et Rubens, le souci de réalisme et d’expression des émotions par les jeux de couleur caractérise son œuvre. La Liberté guidant le Peuple (1830), représentant la révolution de 1830, est considérée comme son chef d’œuvre. Pourtant le milieu académique lui restera longtemps hostile.

 

Eugène Delacroix, photographie, Atelier Nadar, Paris, 1910 - source : Gallica-BnF

"La mort de Sardanapale" Delacroix 

La mort de Sardanapale par Eugène Delacroix, huile sur toile, 1827, Musée du Louvre, Paris. Émission : d'Art d'Art - France 2

Bibliographie

 

Sébastien Allard (éd.), Paris 1820 : l’affirmation de la génération romantique, Peter Lang, Berne, 2005.


Dorothea Beard, The Salon of 1824 : the ermergence of the confict between the old school and the new, Ohio State University, 1966.


Marie-Christine Natta, Eugène Delacroix, Tallandier, Paris, 2010.