Chronique

A la gauche de la SFIO : la « tribune du parti » du Populaire

le 14/09/2023 par Anne Mathieu
le 13/09/2023 par Anne Mathieu - modifié le 14/09/2023

Espace de rédaction destiné aux militants du Parti socialiste de Léon Blum, la « tribune du parti » donnait à entendre une ligne politique plus radicale que celle préconisée par le journal du parti – quitte parfois à s’inscrire en désaccord avec elle.

Dans l’organe quotidien du parti socialiste, Le Populaire, figure une rubrique intitulée « Tribune du parti ». Il s’agit de ce que l’on nomme une tribune libre, laquelle n’engage jamais la responsabilité du périodique et dont le contenu peut être en outre opposé à sa ligne éditoriale sur tel ou tel sujet, sur tel ou tel événement. Adossée au titre de cette rubrique du Populaire, une précision stipule :

« Les articles de cette rubrique n’engagent que la responsabilité de leur auteur. »

Et dans l’organe socialiste, il est remarquable qu’elle sert surtout à l’expression de positions divergentes à la ligne majoritaire du parti. Ainsi est-elle souvent signée par les représentants de tendances à la gauche du parti, par exemple à partir de 1935, celle de Jean Zyromski, la Bataille socialiste, ou celle de Marceau Pivert, la Gauche révolutionnaire.

Très active au moment des congrès, elle est aussi très prolixe dans les périodes soumises à des événements politiques hexagonaux ou internationaux qui engendrent passions, polémiques et conflits au sein du parti. Grâce à elle, les dissensions s’expriment, les débats se montrent et s’articulent. La « Tribune du parti » est aussi la marque extérieure d’une organisation politique où les unes et les autres ne sont pas cachés, la marque extérieure d’une transparence. Force est de constater qu’il n’en est pas de même dans l’organe quotidien du parti communiste… Même si, bien entendu cette « Tribune du Parti » possède aussi l’atout de fournir un espace important à ceux qui ne peuvent donc pas reprocher à la direction de ne leur en point laisser.

Pendant la Guerre d’Espagne (1936-1939), la rubrique accueille des articles qui épousent les mots d’ordre de certains courants de l’extrême gauche française. Pour nombre de leurs signataires, jusqu’en 1937, c’est la révolution qui doit primer, et non la guerre. Émile Farinet, le 9 septembre 1936, y défend la « révolution sociale » à l’œuvre en Espagne. Le 20 octobre 1936, Hélène et René Modiano y signent un article vigoureux, qui se termine par ces mots :

« […] Nous continuons à refuser TOUTE guerre, et à préparer la Révolution. Puisque ce régime ne peut plus rien donner sinon le fascisme, qui mène à la guerre, ou la guerre, qui est le fascisme à l'état concentré : puisque la situation est révolutionnaire, puisque, chaque jour plus nombreux sont les jeunes, les ouvriers, les travailleurs qui le comprennent, nous aussi :

PROFITONS-EN ! »

Le 31 août 1937, deux figures éminentes du parti, Daniel Guérin et Marceau Pivert décident conjointement de « parler clair » :

« Le drame espagnol continue. Impossible aux socialistes révolutionnaires d'éluder les cas de conscience chaque jour plus nombreux et plus redoutables qu'il pose. Il faut prendre parti.

Et, ayant pris parti, il faut parler clair. Fuir devant la vérité serait, aujourd'hui plus encore qu'hier, une lâcheté. »

Indiquant les deux « erreurs » des militants socialistes, la confiance en la politique de non-intervention, en fait un « mirage », et la condamnation de sa « duperie », laquelle les a fait « néglig[er] le contenu de classe de la République espagnole » et la mainmise de l’URSS sur celle-ci. C’est un appel à leurs camarades socialistes qu’ils formulent, pour que cesse la répression de la « révolution prolétarienne » en Espagne, demandant notamment « le respect des garanties dues à tous les travailleurs antifascistes ; la cessation immédiate des mesures répressives contre le prolétariat et l'avant-garde révolutionnaire ».

Fait remarquable : le 2 septembre 1937, leur tribune sera publiée dans l’organe de l’Union anarchiste, Le Libertaire.

Une tout autre tonalité s’exprime chez Jean Zyromki, auteur le plus prolifique de tribunes libres pendant la Guerre d’Espagne. Ses appels à l’intervention en Espagne et donc à la dénonciation de la politique de non-intervention sont constantes. Par exemple, lors de son article du 2 octobre 1936, intitulé « Oui ou non laissera-t-on assassiner la République espagnole ? » :

« Encore une fois, il s'agit, devant les preuves manifestes, éclatantes de l'intervention directe des puissances fascistes, devant l'attitude cynique du Portugal, de revenir sur une politique qui supposait une observation loyale de la part de tous.

Et ce que nous réclamons, ce n'est pas une intervention, c'est simplement l'abrogation d'une mesure ‘hostile’, d'une mesure de défiance à l'égard d'un gouvernement légal, régulier, ami.

Cette mesure qui consiste, nous le rappelons, dans l'interdiction d'exportation, de réexportation et de transit de tout matériel de guerre à destination de l'Espagne, accule le gouvernement républicain à la défaite. »

Au lendemain de l’Anschluss (13 mars 1938), la « Tribune du Parti » réactive chez certains de ses collaborateurs récurrents les problématiques de paix et de guerre de façon plus aigüe encore. Le 19 mars, Hélène Modiano et Marceau Pivert proclament :

« Pour nous, la préparation, la conduite et les objectifs de la guerre impérialiste sont autant de moyens raffinés et rigoureux employés par chaque capitalisme pour renforcer sa domination de classe.

C'est pourquoi nous restons fidèles à la position définie par Léon Blum en 1930 : Nous opposons une fin de non-recevoir absolue et inconditionnelle à toute solution des litiges internationaux par la guerre.

Mais cette déclaration de principe, que vaut-elle devant le drame espagnol, l'événement autrichien, les menaces de toutes sortes qui se précisent à l'horizon ?

Elle vaut dans la mesure où la classe ouvrière encore libre prendra conscience que TOUT DÉPEND désormais, de son action directe de classe. »

Les Accords de Munich (30 septembre 1938) entérineront ce type de positionnement. Entre-temps, aura été créé par Pivert le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP), que sa cosignatrice Modiano aura rejoint. La « Tribune du Parti » dans Le Populaire aura été aussi la trace et le ferment de recompositions politiques à venir.