« L’Humanité » en deuil : Lénine vient de mourir
Janvier 1924 : Vladimir Oulianov, première figure de la Russie soviétique, est mort. Cataclysme s’étendant à tout le monde socialiste (et observé de près par l’ensemble du monde occidental), l’organe du Parti communiste L’Humanité consacre sa Une à ce jour de deuil.
Le Président du conseil des commissaires du peuple de la jeune URSS Vladimir Oulianov, dit Lénine, s’éteint le 21 janvier 1924 dans sa datcha de Gorki, où il s’est exilé, malade, neuf mois plus tôt. Il est difficile d’imaginer le choc produit sur le monde communiste et révolutionnaire. Il est en revanche possible d’en saisir les contours en lisant la Une de L’Humanité du 23 janvier, et son article principal, rédigé sous la forme d’une oraison funèbre par le député communiste de la Seine et directeur historique de « L’Huma » Marcel Cachin.
Sans surprise, le texte, bref, s’affiche comme un panégyrique à la gloire de la plus grande figure de la Révolution d’octobre 1917. Le socialisme français s’est divisé au Congrès de Tours quatre ans plus tôt, et le SFIC suit à la lettre les directives imposées par la Russie bolchevique. Les autres articles figurant en Une, plus longs, reviennent également sur la disparition du chef : une longue biographie de Lénine débutant en bas de page, et sur le côté droit un « appel aux travailleurs » à l’unité en cette période de deuil.
Pourtant, derrière la douleur mise en scène par Cachin point déjà une inquiétante question : que va bien devenir la première nation communiste au monde après Lénine ?
–
Hier, à la fin de l'après-midi, nous parvint à l'Humanité, la nouvelle de la mort de Lénine. Nous ne pouvons traduire ici par des mots la douleur et l'émotion dont nous fûmes envahis.
Le militant qui disparaît laissera dans l'histoire humaine un nom qui mérite d'être associé aux plus grands. Ce puissant conducteur de foules réunissait en sa personne les plus éminentes et les plus rares facultés du savant et de l'homme d'action.
Depuis la mort de Marx et d'Engels, nul révolutionnaire n'avait étudié, commenté et développé la doctrine des deux grands maîtres avec une intelligence aussi ample et aussi vigoureuse. Dans les journaux, dans les discours de congrès, dans des brochures, dans des livres, dont quelques-uns furent écrits par Lénine au plus fort des combats prolétariens, il a éclairé, illuminé, vivifié les thèses du marxisme dont il avait fait comme la substance même de son esprit.
A Lénine est advenu l'immortel privilège de conduire à la victoire le premier prolétariat qui, dans le monde, a réalisé sa révolution. Dès le moment de la chute du tsarisme, il perçut à peu près seul la possibilité du succès de l'action immédiate pour les masses ouvrières. Il y entraîna ses camarades bolcheviks chez lesquels il rencontra parfois certaines résistances ; il y entraîna le prolétariat russe. Il avait cru, du premier coup, à la victoire d'un pur gouvernement ouvrier et paysan chassant toutes les formes de bourgeoisie et prenant seul le pouvoir pour aller jusqu'à l'expropriation révolutionnaire du Capital.
Cette œuvre gigantesque fut menée par lui avec une énergie qui rappelle celle de nos Montagnards de 93 qu'il connaissait et vénérait comme les plus précieux des guides. Mais en même temps que pour sauver le mouvement ouvrier, il opposait à la contre-révolution sa volonté de fer, il savait trouver comme les grands politiques, la formule juste, opportune, pour rattacher à la Révolution naissante la foule immense des paysans de Russie.
Son œuvre est aujourd'hui à l'abri de tous les coups du destin et de la haine des classes bourgeoises qu'il a vaincues. Il meurt en léguant à tous les révolutionnaires le plus magnifique exemple et la vie la mieux remplie. Et maintenant qu'il n'est plus, le prolétariat international va mieux comprendre, hélas ! l'étendue du malheur dont il vient d'être frappé.
La Russie entière le pleure comme le libérateur qui la délivra de ses chaînes séculaires.
Sur l'étendue entière de la planète, les travailleurs des deux continents tourneront vers la République soviétique, privée de son chef, leurs yeux désolés.
Vers le grand disparu montera, de tous les coins du globe, en ce jour de deuil, la reconnaissance ouvrière. Vers le prolétariat russe en larmes montera aussi le cri de solidarité, de confiance et de foi dans la République fédérative prolétarienne, indestructible, forgée par les mains puissantes de Vladimir Oulianof, révolutionnaire accompli.