Interview

Vroom ! Paf ! Wizz ! Une histoire de la bande dessinée dans la presse

le 23/02/2023 par Thierry Groensteen, Alice Tillier-Chevallier - modifié le 16/03/2023

De Fifi Céleri à la célèbre Bécassine en passant par Zig et Puce ou les romans de Zola résumés en une page, l’historien Thierry Groensteen revient avec nous sur cette mini-révolution apparue dans la presse à la fin du XIXe : la naissance du strip, et de la bande dessinée.

La bande dessinée, née dans les années 1830-40, prend d’abord la forme d’albums, vendus en librairie. A partir des années 1880, elle devient un produit de presse, qu’elle irrigue largement, que ce soit dans la presse de loisirs, la presse d’information ou la presse enfantine. Le strip voisine alors avec le dessin d’humour (cartoon).

Explications de Thierry Groensteen, auteur de La Bande dessinée en France à la Belle Epoque (1880-1914).

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier

RetroNews : Vous montrez dans votre ouvrage que la Belle Epoque est un moment charnière pour la bande dessinée qui investit massivement la presse, et ce dès les années 1880…

Thierry Groensteen : L’idée semblait établie que la bande dessinée s’était développée d’abord dans la presse enfantine des années 1900, à partir du succès des séries de Christophe parues dans Le Petit Français illustré : elle s’était alors répandue comme une traînée de poudre, non seulement dans des titres préexistants mais aussi dans les nouveaux magazines, en particulier les hebdomadaires lancés par Arthème Fayard au début du XXe siècle : Le Bon Vivant et La Jeunesse illustrée – deux titres qui vont servir de matrice à toute une génération de journaux pour enfants, où la bande dessinée n’est plus un simple produit d’appel mais devient le contenu principal.

Cette vision de l’histoire était évidemment liée aux personnages fameux nés à cette époque – Bécassine, apparue dans La Semaine de Suzette en 1905 et les Pieds Nickelés, dans L’Epatant, en 1908 – et au fait que les historiens de la bande dessinée s’étaient concentrés sur la presse enfantine.

En réalité, dès les années 1880, la bande dessinée devient – au même titre que le dessin d’humour unique – un ingrédient du sommaire des journaux satiriques qui se multiplient avec la libéralisation de la presse et l’abolition de la censure préalable. Elle investit aussi les journaux de loisirs destinés à la famille et la presse d’information à travers la publication hebdomadaire de suppléments illustrés. A la toute fin du siècle, ce sont des dizaines de journaux de province – La Petite Gironde, L’Impartial de l’Est et bien d’autres – qui publient chaque semaine un cahier illustré, qui leur est fourni clé en main par L’Illustré national : seul le bandeau-titre a été laissé en blanc, ils n’ont plus qu’à y placer leur nom.

Y avait-il eu des précédents avant les années 1880 ?

Les premières bandes dessinées, que ce soit celles de Töpffer qui en est l’inventeur dans les années 1830-1840, ou celles de ses imitateurs, comme Gustave Doré, étaient des produits de librairie : de format oblong, elles étaient publiées en albums, avec des tirages relativement modestes et étaient réservées de ce fait à des bourgeois fortunés.

Une seule bande dessinée de Töpffer est parue dans la presse, au sein du journal L’Illustration, au milieu des années 1840. La reproduction des dessins se faisant par la gravure, le journal avait dû faire appel à un autre dessinateur, Cham, pour réinterpréter les dessins.

On trouve quelques autres exemples de récits en dessins dans les journaux, réalisés notamment par Léonce Petit, mais jusqu’aux années 1880, ils restent très anecdotiques.

« Racontar médical », par Léonce Petit, Le Journal amusant, 1873

Quelle place occupe la bande dessinée dans les pages des journaux à la fin du XIXe et au début du XXe siècle ?

La bande dessinée se caractérise avant tout par sa brièveté : ce sont souvent 4 ou 6 cases, rarement plus d’une page et au maximum deux ou trois pages. Car la bande dessinée n’est qu’une variante de la caricature – et ce sont d’ailleurs les mêmes dessinateurs qui produisent les unes et les autres.

Au sein des journaux, les bandes dessinées n’ont pas de place attitrée : on les retrouve un peu partout, elles cohabitent avec le texte et les dessins d’humour selon des configurations très variables d’un titre et d’un numéro à l’autre. Dans L’Illustré national, la double page centrale peut devenir une véritable marqueterie, où les bandes dessinées sont placées verticalement pour certaines, horizontalement pour d’autres, enjambent le pli central, alternent avec des dessins d’humour intercalés, le tout allant jusqu’à juxtaposer pas moins d’une trentaine d’images !

Certaines planches ont parfois l’apparence de bandes dessinées mais ne le sont pas : les varia, aussi appelées « macédoines », qui présentent une série de plaisanteries sur le même sujet, mais sans lien narratif et dont l’ordre importe peu, et les cutaways, vues en coupe d’un immeuble dont la façade aurait été ôtée – un genre prisé notamment par Albert Robida, qui résume sous cette forme des romans entiers de Zola, que ce soit Pot-Bouille ou Au bonheur des dames.

« Au Bonheur des dames, coupe du roman de M. Emile Zola », La Caricature, 1883

Qu’en est-il du texte ? Est-il toujours placé à l’extérieur de l’image, et non dans des bulles ?

Il faut bien préciser qu’à la Belle Epoque, les bandes dessinées ne sont pas toutes accompagnées de texte, loin s’en faut. Le strip sans paroles est un sous-genre très développé : dans Le Chat noir, par exemple, Adolphe Willette, Théophile-Alexandre Steinlen et à leurs suite des dizaines d’autres, ne publient que des bandes dessinées sans paroles. Et quand les images sont accompagnées de texte – narration et dialogue –, la tradition veut en effet qu’il soit placé en légende.

Il est communément admis que la bulle n’est entrée dans la bande dessinée française que dans les années 1920 et que la série à succès Zig et Puce, lancée en 1925, en marque la naissance. En réalité, il y a eu des précédents : Emile Tap s’y est essayé en 1908 dans Sam et Sap, paru dans l’hebdomadaire Saint Nicolas ; Auguste Landelle, autre dessinateur aujourd’hui tombé dans l’oubli et qui signait quelquefois « Pip », avait lui aussi choisi le procédé en 1905-1906, avant de revenir au système traditionnel.

En 1898, le fameux dessin de Caran d’Ache consacré à l’affaire Dreyfus, intitulé « Un dîner en famille », paru dans Le Figaro, comprenait, dans l’esquisse initiale dont nous disposons, une bulle, qui a disparu de la version définitive : la deuxième réplique, prononcée par le jeune homme au centre de la tablée, « Ils en ont parlé ! » est repassée sous l’image.

Comment comprendre ces tentatives avortées ? La bulle ne se pratique-t-elle pourtant pas largement ailleurs ?

Au même moment, la bulle est déjà adoptée par la bande dessinée américaine. Les caricaturistes anglais, de leur côté, l’utilisent abondamment depuis le XVIIIe siècle ! La France montre longtemps sur ce point une résistance qu’on pourrait qualifier d’idéologique : pays de tradition littéraire, très logocentrée, elle accorde la prééminence au texte, que l’image vient simplement illustrer. Le fait d’intégrer le texte dans l’image est perçu comme un inacceptable renversement de la hiérarchie.

Faut-il attribuer les tentatives de bulles puis leur abandon à un manque d’adhésion de la part des lecteurs ? A une décision de la rédaction ? Au choix du dessinateur lui-même constatant que personne ne lui emboîtait le pas ? Nous manquons de sources pour répondre à cette question. Le courrier des lecteurs n’existe pas encore à ce moment-là…

Sur la butte Montmartre, « Toujours, l’affreuse réclame » par Moriss, La Caricature, 1900

La France ne marche donc pas dans les traces des États-Unis…

L’influence américaine reste faible à la Belle Époque. Quelques bandes dessinées américaines sont bien traduites dans la presse française, notamment The Katzenjammers Kids de Rudolph Dirks qui seront ensuite connus sous le titre de Pim Pam Poum. D’ailleurs, quand Auguste Landelle alias Pip utilise la bulle, on sent bien que son inspiration vient de là.

Buster Brown, autre enfant terrible de la bande dessinée américaine, est publié en albums par Hachette : il donnera lieu à quelques imitations françaises, dont Fifi Céleri, paru dans L’Illustré national en 1904-1905, mais abandonné au bout de quelques semaines. Quant à Little Nemo in Slumberland, de Winsor MacCay, considéré aujourd’hui comme l’un des premiers chefs-d’œuvre de la bande dessinée et qui frappe par son esthétique en rupture complète avec tout ce qui se faisait alors, pourtant publié dans la version française du New York Herald et dans La Jeunesse moderne, il n’a, de façon surprenante, exercé aucune influence sur la bande dessinée française contemporaine.

Alors que les premiers daily strips américains apparaissent dès 1907, avec Mutt & Jeff de Bud Fischer, il faut, en France, attendre les années 1930 pour que le modèle soit repris. L’un des premiers du genre est Professeur Nimbus, d’André Daix, comic strip en quatre images publié à partir de 1934. Mais c’est surtout après 1945 que la pratique d’une bande dessinée courte, quotidienne, s’installe véritablement dans la presse française.

Fille de la caricature, la bande dessinée s’en émancipe-t-elle par des thèmes spécifiques ?

Sauf rares exceptions, la bande dessinée n’est guère en prise avec l’actualité. Elle peut toucher à des thèmes de société, mais son domaine est celui de l’imaginaire, de l’évasion, du divertissement.

Le thème du voyage et des nouveaux modes de transports revient de manière récurrente, pour évoquer souvent les appréhensions qu’ils suscitent : l’automobile apparaît comme un monstre qui écrase tout sur son passage ; la bicyclette – « la petite reine » – est une source sans fin de plaisanteries dessinées. Les histoires s’intéressent aussi aux autres techniques nouvelles qui marquent le progrès de la civilisation : la photographie, le téléphone, le cinématographe… Le rapport entre les sexes, les questions de séduction et de pouvoir, inspirent bon nombre de planches, non sans être marqués par la misogynie qui caractérise l’époque.

Autre thème de prédilection dans ces années qui font suite à la guerre de 1870 et qui sont marquées par la présence massive, partout en France, de soldats en uniformes : la vie de garnison, qui donne lieu au genre du « comique troupier », avec son stéréotype récurrent du couple du piou-piou et de la bonne d’enfants – que le soldat cherche bien entendu à séduire… Certains dessinateurs font du genre leur spécialité, notamment Charly – aujourd’hui complètement tombé dans l’oubli.

En effet, peu de dessinateurs de cette époque sont passés à la postérité…

Sur les quelque 180 dessinateurs qui se sont adonnés de façon suivie à la bande dessinée dans ces années-là et que j’ai retrouvés au fil de mes recherches, ils sont une dizaine à peine à être restés dans les mémoires. Il faut dire qu’ils travaillaient sur des supports de presse par définition éphémères : bien peu ont été édités sous forme d’albums diffusés en librairie, à l’instar d’un Caran d’Ache ou d’un Benjamin Rabier.

Certains ont néanmoins été redécouverts récemment, comme Victor Mousselet, dit G. Ri, spécialisé dans le merveilleux et la science-fiction, dont deux grands albums ont été publiés par les éditions 2024 et la BnF : L’Île de la Fée Bijou et Dans l’infini.

Historien et théoricien de la bande dessinée, Thierry Groensteen est l’auteur de La Bande dessinée en France à la Belle Epoque (1880-1914), paru en 2022 aux Impressions nouvelles.