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Le Nyctalope, itinéraire trouble d’un super-héros français

le par - modifié le 18/11/2021
le par - modifié le 18/11/2021

Apparu durant la Belle Époque, le super-héros Nyctalope évolue au gré de l’actualité politique troublée de l’Entre-deux-guerres, puis de l’Occupation.

Comme nous l’avons vu dans un article précédent, le Nyctalope apparaît en 1911 dans Le Mystère des XV de Jean de la Hire publié en feuilleton dans les colonnes du Matin.

Ce roman inscrivait son héros dans la tradition des récits de science-fiction martienne alors à la mode au point que son auteur, au sortir de la guerre, reprend son personnage pour le plonger dans de nouvelles aventures, toujours dans les pages du quotidien Le Matin. Mais cette fois, plus d’exploration spatiale au programme. Le Nyctalope se voit confronté à un complot mondial, dirigé par un antagoniste nommé Lucifer – qui donne son nom au roman –, qui tente d’asservir l’humanité en opérant depuis un château dans les montagnes allemandes.

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Ce changement s’explique par le trauma de la Grande Guerre. La science et la technologie, de positive, deviennent terrifiante après avoir contribué à produire des armes de plus en plus mortelles durant le conflit. Difficile de célébrer donc le voyage spatial – métaphore des progrès de l’aviation – dans ces conditions. Surtout, la victoire des bolcheviks en Russie fait craindre à nombre de conservateurs, dont de la Hire, une révolution mondiale lancée par une avant-garde supposément occulte manipulant des masses aveugles – un peu à l’image de son antagoniste Lucifer qui, dotés de pouvoirs psychiques phénoménaux, réussit à contrôler les pensées des êtres humains. 

Pourtant, loin de le représenter comme un Russe voulant faire du passé table rase, le créateur du Nyctalope dépeint l’antagoniste de son roman en train d’opérer depuis un château médiéval niché dans les montagnes allemandes, comme le montre cette publicité publiée dans Le Matin le 15 novembre 1921 annonçant la prochaine sortie en feuilleton de Lucifer, et accompagné de cette légende :

« C’est dans le formidable château du Schwalzrock, évocation du moyen âge en plein XXe siècle, que réside, défendu par ses abominables maléfices, l’homme étrange, incompréhensible et terrible qui se nomme lui-même “l’incarnation de Lucifer.” » 

Cette « médiévalisation » de l’adversaire s’inscrit dans les poncifs du complotisme en vogue depuis la Révolution française, qui tend à représenter d’éventuelles sociétés secrètes comme des créations d’un Moyen Âge sombre et tortueux ou d’un Orient décadent et cruel, comme c’est le cas avec les francs-maçons, associés dans la presse d’extrême droite soit aux templiers, soit aux assassins

Jean de la Hire renforce d’ailleurs cette imagerie en faisant de son héros l’incarnation même d’une lumière pouvant balayer les ténèbres de l’obscurantisme « moyenâgeux ». Il est ainsi doté d’un pouvoir extraordinaire (un « super-pouvoir » dirait-on aujourd’hui) lui permettant de voir la nuit. Pareillement, son nom de naissance, Jean de Sainclair (appelé dans des feuilletons plus tardifs Léo Sainte-Claire), renvoie aux clartés de la modernité face aux ténèbres de la nuit féodale, antagonisme que l’on retrouve bien sur la couverture de la première publication en ouvrage relié du roman en 1922 aux éditions Ferenczi, où l’on voit du côté gauche une créature sombre rappelant fortement une danse macabre du Moyen Âge et, sur la droite, le Nyctalope revêtu d’un scaphandre technologique protégeant une jeune femme blanche dénudée.

Couverture du Nyctalope contre Lucifer, 1922 - source : WikiCommons
Couverture du Nyctalope contre Lucifer, 1922 - source : WikiCommons

L’image d’un adversaire médiévalisé monstrueux est elle aussi très ancienne. On la retrouve par exemple chez Victor Hugo mais aussi dans la manière de représenter les Allemands durant la Grande Guerre, qualifiés à la fois de « Huns » et d’« Ogres », que ce soit en France et en Grande-Bretagne. Ce n’est donc pas un hasard si Lucifer opère depuis un château située outre-Rhin ou qu’il s’appelle en réalité « le seigneur baron Glo von Warteck ».

Mais cette image doit aussi sans doute beaucoup au roman Dracula du Britannique Bram Stoker sorti en 1897 en anglais mais traduit seulement en 1920 dans la langue de Molière. En effet, on y trouve déjà la place centrale du château médiéval associé, cette fois, à un Orient féodal (le vampire se terre dans un donjon dans les Carpates) menaçant l’Occident moderne, comme on peut le constater par exemple sur cette couverture en langue originale datée de 1901. On y voit aussi l’opposition entre le jour et les ténèbres, les Lumières de la science face à l’obscurantisme de la créature médiévale du vampire – celui-ci craint d’ailleurs l’éclat du soleil –, un point sur lequel l’édition française, titrée Dracula, L’homme de la nuit, insiste. 

Il semble donc naturel que de la Hire se soit inspiré de l’opus de Stoker. À ce titre, il est frappant de constater qu’un passage montre Lucifer usant de son emprise psychique pour forcer une jeune femme appelée Minna à venir le servir, prénom qui n’est pas sans évoquer celui de Mina Harker, personnage central du roman Dracula qui manque de succomber aux pouvoirs du vampire.

Après Lucifer, Jean de la Hire consacre de nombreux récits mettant en scène le Nyctalope. Après avoir, dans Les Amazones de l’Everest (1925), réutilisé les poncifs au sujet des civilisations perdues gouvernées par des femmes depuis le roman She (1886) de l’Anglais Henry Rider Haggard, il reprend la trame générale de Lucifer dans La Captive du démon, publié en feuilleton en 1927 dans les pages du Matin

Là encore, l’Occident (et la France en particulier) est menacé par un complot mondial ourdi par un maître du mal agissant dans l’ombre, qui n’est plus Allemand, mais Russe. S’il opère toujours dans une forteresse féodale, celle-ci ne se trouve plus outre-Rhin, mais en Asie centrale.

« Dans les montagnes de Thian-Chan, au milieu des contrées acerbes qu’enclosent la Mongolie, le Turkestan, l’Afghanistan et le Pamir, s’étend le lac d Issyk Koul, aux côtes escarpées, sauvages, profondément découpées.

Et sur l’un des promontoires rocheux qui s’avancent dans les eaux profondes du lac, se dressent les quatre tours carrées et le donjon du château d’Issyk. »

De là, ce sombre personnage, appelé Léonid Zattan, entouré d’un groupe de fidèles, comme sa seconde, Diana Ivanovna Krosnoview, surnommée « La Princesse Rouge », veut lancer une révolution mondiale le 1er mai.

Dans sa description du plan de ces antagonistes du Nyctalope, Jean de la Hire mobilise toutes les craintes qui hantent le lectorat conservateur et bourgeois depuis 1917 – et même, depuis la Commune – de voir le monde, y compris les colonies de la France, s’embraser dans une gigantesque jacquerie. Ainsi, la Princesse Rouge est assistée par un « Africain […] un noir à l’apparence chétive, mais dont les yeux et tout le visage exprimaient une énergique volonté non exempte de perfidie. Il avait été, naguère, révoqué et emprisonné par le gouvernement français, qu’il avait servi pendant dix ans en qualité de fonctionnaire colonial au Congo ».

Le Grand Soir qu’ils préparent signifie aussi, sous la plume du romancier :

« Des hommes d’État. des généraux, de hauts magistrats, des chefs d’organisations conservatrices, des prélats, des financiers, des industriels, des éditeurs, des directeurs de journaux et beaucoup de femmes et d’hommes célèbres dans l’aristocratie cosmopolite fussent assassinés. 

Cela signifiait la préparation de l’incendie de palais et d’édifices publics dans toutes les capitales du monde, l’assaut donné aux casernes des viaducs et des aqueducs détruits des voies de chemin de fer et les grandes gares occupées en armes ou anéanties par le fer et par le feu.

Cela signifiait enfin la mobilisation de tous les ferments, de tous les désirs, de toutes les haines, de toutes les puissances anarchiques du monde. » 

Jusqu’à l’entrée en guerre, Jean de la Hire ne varie pas. À l’image de la direction du Matin, il devient de plus en plus anticommuniste au point de prendre parti pour des régimes autoritaires. Puis, après la Débâcle, il verse dans la Collaboration et exprime ouvertement son antisémitisme.

Cette évolution se retrouve dans les aventures du Nyctalope. Celui-ci est régulièrement opposé, dans les feuilletons qui le mettent en scène après La Captive du démon, à des complots évoquant de près ou de loin le communisme. Il combat ainsi de nouveau la Princesse Rouge dans Titania, paru dans les colonnes du Matin en 1928. Puis il affronte sa propre version du « péril jaune » (élément déjà bien présent dans La Captive du démon) dans des romans Gorillard (1931), Les Mystères de Lyon (1933) et L’Assassinat du Nyctalope (1933). 

Plus tard, en 1941, en décrivant les adversaires auxquels va être confronté son héros dans le feuilleton Les Drames de Paris, Jean de la Hire ne fait pas mystère de ceux qui, selon lui, menacent désormais la France. Outre un certain « Moïse Lannidos », dépeint comme un être « petit et gras, rond, presque obèse, chauve, rose, nez courbe, à lèvres épaisses, à petits yeux vairons, [un] poussah à couenne rose », ce ne sont plus des Asiatiques ou des communistes, mais : 

« L’énorme financier David Loewy, le militaire aristocrate Gontrand de Gaude, le puissant industriel Léonce Duval-Bloch, le directeur de journaux et affairiste Bertrand Dupré, qui s’appelait en réalité John Jacob Johnson, étant juif d’origine anglaise. » 

Adoptant la rhétorique vichyste, Jean de la Hire diffuse ainsi, auprès de ses lecteurs, que Londres et la France Libre (Gontrand de Gaude est une allusion à peine voilée à Charles de Gaulle) seraient en réalité contrôlés par des banquiers juifs, comparés, comme souvent dans le discours antisémite, à des porcs.

Il continue de promouvoir cette idée tout au long de la guerre – une dernière aventure du Nyctalope, Le Roi de la nuit, sort en 1943. 

À la Libération, à cause de ses publications pro-allemande et de sa participation à la spoliation de ses éditeurs Alexandre et Henri Ferenczi, tous deux d’origine juive, il est vite l’objet d’une enquête qui l’oblige à se cacher pour échapper à sa condamnation à dix ans de réclusion et à l’indignité nationale prononcée en 1948. Il ne se rend qu’en 1951, pour être rapidement libéré pour raisons de santé, ce qui lui permet de publier deux derniers romans aux aventures de Léo Sainte-Claire : La Sorcière nue (1954) ou L'Énigme du squelette (1955).

L’histoire du Nyctalope résume bien celle d’un genre super-héroïque hexagonal qui, en devenir après la Première Guerre mondiale, avec des séries comme Judex ou celle du héros de de la Hire, ne résiste pas dans un pays pris dans la tourmente de la montée du fascisme, puis de la Guerre.

Aux États-Unis, au contraire, le genre connaît un envol formidable durant les années 1930. Sans doute parce qu’il se diffuse d’abord et avant tout via des fascicules de bandes dessinées (les comics) plus accessibles, notamment auprès d’un jeune public. Mais aussi car, à l’instar de Superman, dont les aventures arrivent en France dès 1939, ces personnages combattent clairement le fascisme et le stalinisme. 

Ainsi, Green Lantern, un héros dont les pouvoirs, comme le Nyctalope, sont basés sur la lumière chassant les ténèbres, sera montré en train de rosser des nazis sur la couverture de Green Lantern n°3 datée du printemps 1942. 

Couverture du numéro 3 du comics Green Lantern, 1942 - source : WikiCommons
Couverture du numéro 3 du comics Green Lantern, 1942 - source : WikiCommons

Pour en savoir plus : 

William Blanc, Super-héros, une histoire politique, Montreuil, Libertalia, 2018

Xavier Fournier, Super-héros, une histoire française, Paris, Huginn & Muninn, 2014.

Emmanuel Gorlier, Nyctalope ! L’univers extravagant de Jean de la Hire, Encino, Rivière Blanche, 2011

Marie Puren, Jean de La Hire. Biographie intellectuelle et politique (1878-1956), Thèse de doctorat, Ecole nationale des chartes, 2016

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de Le Roi Arthur, un mythe contemporain (2016), et de Super-héros, une histoire politique (2018), ouvrages publiés aux éditions Libertalia.