L’affaire Germiny : l’homosexualité au prisme des luttes anticléricales
Au tout début de la IIIe République, tandis que républicains et monarchistes s’affrontent sans relâche, une affaire de rencontre entre hommes mettant en scène un avocat marié et pratiquant se transforme en bataille politique. La presse républicaine en fera ses choix gras.
Le 24 décembre 1876, Le Droit, journal des tribunaux, publie le long compte-rendu d’une audience qui s’est tenue la veille devant la 8e chambre du tribunal correctionnel de la Seine.
Elle fait se côtoyer, sur le banc des accusés, deux hommes : le premier, Eugène-Charles Le Bègue de Germiny, 35 ans, est avocat au barreau de Paris, membre du conseil municipal de la ville, et a été, en février 1876, candidat malheureux à la députation dans le 7e arrondissement ; le second, Pierre Chouard (« Chouart » pour certains journaux), âgé de 18 ans, « un tout petit jeune homme imberbe », selon le rédacteur, est employé dans une bijouterie et a déjà été condamné, trois semaines plus tôt, à quinze jours de prison pour vagabondage.
Qu’est-ce qui peut bien rassembler deux prévenus aussi dissemblables par l’origine et le milieu, alors que le premier comparait libre, et le second détenu ?
L’un et l’autre sont conjointement poursuivis pour « outrage public à la pudeur », mais c’est le premier qui a le plus perdre : outre sa réputation de notable, marié, père de trois enfants, catholique conservateur attaché aux milieux cléricaux, il est également accusé de « résistance à un agent de l’autorité » et « violences et voies de fait ». Autant dire que, pour un homme de sa stature, ce procès est une catastrophe – qui va de fait ruiner sa vie.
Toute la presse parisienne s’en émeut depuis que, le 7 décembre au matin, Le Gaulois recevait un billet anonyme annonçant l’arrestation des deux individus, quelques heures plus tôt. Si ce journal conservateur a répugné à diffuser cette information mal étayée – Germiny clame son innocence et invoque un malentendu –, la rumeur a vite enflé et la presse républicaine s’est emparée avec délectation de cette affaire de mœurs ; elle illustre selon elle, parmi tant d’autres, la distorsion entre la vertu prêchée par les milieux catholiques et les incartades privées de certains ecclésiastiques ou laïcs.
Le tout dans un contexte de très vives tensions politiques et religieuses, puisque les législatives de février-mars 1876 ont amené à la Chambre une majorité républicaine modérée qui s’oppose frontalement au président monarchiste Mac-Mahon et au Sénat, dominé par les conservateurs.
Depuis le 13 décembre, le nouveau président du Conseil, le républicain de juste milieu Jules Simon, tente de trouver des compromis, mais c’est peu dire que le terrain est inflammable. Le procès Germiny va ainsi dépasser la simple affaire de mœurs pour prendre une tournure plus politique.
Les faits qui la motivent ? Ils font l’objet d’une âpre bataille d’interprétation entre la défense et l’accusation. Voilà ce qui est à peu près avéré, selon la déclaration des policiers relayée par Le Droit :
« Le 6 décembre, à 11h35, nous avons arrêté les deux prévenus [avenue des Champs-Élysées]. Vers 10h35 minutes, nous avons remarqué M. de Germiny qui entrait l’urinoir, se montrant à nu aux autres individus.
Vers 11h est arrivé Chouard en même temps que M. de Germiny qui s’est placé dans le quatrième compartiment qu’il a quitté aussitôt pour se placer près de Chouard.
Il lui a mis la main sur l’épaule, et lui a fait faire ainsi demi-tour, de son côté, de sorte qu’ils se trouvaient face à face et que chacun des deux de la main droite… »
Des relations homosexuelles dans un urinoir… Implantées dans tout Paris par le préfet Rambuteau depuis 1834, ces vespasiennes sont connues pour être des lieux de drague entre hommes, et, pour cette raison, étroitement surveillées par la police. Car même si l’ « homosexualité » – le terme, tout juste inventé, reste peu usité en France – n’est pas réprimée en tant que telle, les actes décrits relèvent, eux, de « l’outrage public à la pudeur ».
Prolongée pendant près d’une heure, la surveillance a permis aux policiers de voir Germiny entrer et sortir de l’urinoir à cinq ou six reprises, prendre contact avec Chouard vers 11h sur un banc, puis y retourner ensemble. Les choses ont dégénéré au moment de l’interpellation :
« Nous avons procédé à l’arrestation en disant à haute voix : “nous sommes inspecteurs de police.”
M. de Germiny nous a lancé des coups de pied, des coups de poing, enfin il cherchait à se débarrasser de nous au moment où le brigadier est arrivé en uniforme. »
Comportement peu conforme à ce qu’on attend d’un notable clérical, assurément. Mais entre le 6 et le 24 décembre, Germiny n’a pas manqué d’élaborer son système de défense :
« Monsieur le président, voici dans quelles circonstances j’ai été arrêté et impliqué dans cette prévention. J’avais remonté la grande avenue des Champs-Élysées et vers neuf heure et demie, je me disposai à rentrer chez moi […]
En passant devant l’urinoir […] je remarquai certains individus dont les gestes et les allures paraissaient très suspects. Je revins sur mes pas et je tenais par suite des fonctions publiques dont je suis investi, à me rendre compte par moi-même de ce qui se passait habituellement dans ces endroits. »
Un édile zélé menant sa petite enquête sur les bas-fonds de l’homosexualité parisienne ? Le problème – outre la rébellion contre agent… – est que Germiny a déclaré tout autre chose au moment de son comparution, comme ne manque pas de lui rappeler le président :
« Alors ce qu’il y a de bien malheureux pour vous, c’est ce que constate le procès-verbal du commissaire de police qui vous a interrogé ; vous lui avez dit ces paroles :
“Je ne veux pas descendre à des dénégations indignes de moi, j’ai pu montrer mes parties et regarder celle des autres individus, mais je nie formellement le fait de mas…. [sic] […] Je déplore amèrement ce moment de défaillance”. »
Confronté à ses contradictions, Germiny invoque l’émotion puis la prostration morale. Il s’est rebellé parce que, les agents étant en civil, il s’est cru victime d’un traquenard. Chouard, de son côté revient lui aussi sur ses aveux. La confrontation des deux prévenus aux quatre policiers suscite un pointilleux débat technique : les agents pouvaient-ils vraiment voir ce qui se passait, depuis le bosquet où ils s’étaient dissimulés, juste dessus de l’urinoir ?
« Les faits étaient patents comme si nous les avions observés en plein soleil », maintient l’un d’eux. Ce n’est pas du tout l’avis de l’avocat de Germiny, Me Allou, qui affirme avoir constaté de visu, sur les lieux, que « les agents n’ont rien pu voir, j’en suis convaincu par l’expérience que j’ai faite […] Ils voient avec leurs habitudes, leurs impressions de chaque jour au lieu de voir avec leurs yeux ».
Si on y ajoute la réputation sans tâche de Germiny, et quelques éléments douteux – qui a bien pu poster, juste après les faits, la lettre au Gaulois, sinon l’un des policiers, peut-être stipendié par un ennemi politique ? – il va pour ainsi dire de soi que l’avocat est victime d’une machination.
L’argument des œillères de la répression est loin d’être purement rhétorique, maintes affaires l’ont prouvé. En l’occurrence, les faits semblent solidement établis et l’attitude de Germiny a été pour le moins erratique : le 31 décembre, il est condamné, in absentia, à 2 mois de prison ferme et 200 francs d’amende, Chouard à 15 jours et 100F (voir La Presse du même jour).
Qu’un personnage si haut placé n’ait pas bénéficié de l’indulgence du tribunal, ou d’un étouffement de l’affaire en amont, traduit le basculement des normes judiciaires et morales qui est en train de s’opérer en régime républicain : comme l’a rappelé le procureur quelque peu embarrassé par cette affaire, la rigueur des faits et la sévérité de la justice doivent primer sur le prestige social de l’inculpé, surtout pour un délit mal toléré par la société française, et commis par un digne représentant de l’ordre moral.
Dans un éditorial intitulé « Messieurs, soyez modestes ! », La Petite République française du 1er janvier 1877 n’hésite pas à faire un parallèle avec des affaires récentes, notamment le viol répété, par un véritable « scélérat en soutane », d’une enfant de huit ans qui lui avait été confiée :
« Que conclure de ces monstruosités ? Qu’elles déshonorent tout le clergé ? Non, certes, nous n’irons pas jusque là ! […] Nous ne voulons pas accabler ces messieurs en leur jetant à la tête, ni leur Germiny, ni leur abbé, […], nous voulons simplement les rappeler à la modestie […]
Vous dites que nos doctrines sont impies et perversives [sic] de tout ordre social, que notre enseignement est corrupteur, que nos maîtres empoisonnent la jeunesse… […]
Voilà ce que vous dites journellement, et voilà ce que je vous engage, par intérêt pour vous, à ne plus répéter. »
Le débat entre laïcs et cléricaux était loin d’être clos... Mais pour Germiny, le procès public et la condamnation furent de vrais couperets.
L’affaire continua d’agiter les journaux jusqu’au début de 1877 : on raconta que Germiny était allé se réfugier en Belgique, en Suisse, à Florence, aux États-Unis... Qu’il allait, dans ce dernier pays, demander le divorce et se dissimuler sous son deuxième nom, Le Bègue. On prétendit même qu’il se serait suicidé. On souligna aussi avec ironie qu’il n’avait pas eu besoin d’envoyer sa démission au Conseil municipal, sa condamnation valant privation des droits civiques.
L’opinion se répandit en plaisanteries douteuses : une main anonyme aurait affiché sur l’urinoir des Champs-Élysées une pancarte avec ces mots : « M. de Germiny, avocat, cabinet de consultations », tandis qu’on chantonnait sur les boulevards, « La complainte des Champs-Élysées et du bijoutier récalcitrant ». Sous la rubrique « Germinyade », le journal Le Tintamarre se spécialisa dans les allusions salaces. En réalité, Germiny purgea sa peine à la Santé, divorça en 1886, puis partit en Argentine, où il parvint, tant bien que mal, à refaire sa vie, jusqu’en 1898, date de sa mort.
Mais le véritable événement de cette année 1877 fut bien sûr la crise qui éclata entre le président du Conseil républicain Jules Simon et le président de la République monarchiste Patrice de Mac-Mahon : elle entraîna la démission de Simon le 16 mai, la diffusion du manifeste de 363 députés républicains emmenés par Gambetta, le 18 mai, la dissolution de la Chambre le 25 juin, et la convocation de nouvelles élections législatives en octobre, qui confirmèrent la majorité républicaine.
C’est dans ce contexte que Gambetta prononça à la Chambre, le 4 mai 1877, la fameuse formule « le cléricalisme, voilà l’ennemi ! », qui résumait l’intensité des luttes entre deux sensibilités inconciliables.
L’affaire Germiny, et plusieurs autres, avaient contribué à nourrir cette fibre anticléricale. Mais elles eurent aussi pour conséquence de peindre l’homosexualité en vice de nantis et de pervers cléricaux, préjugé qui devait rester longtemps dominant à gauche et freiner toute évolution sociale sur le sujet.
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Pour en savoir plus :
Régis Révenin, Homosexualité et prostitution masculines à Paris : 1870-1918, Paris, L’Harmattan, 2005
Christian Gury, L’honneur perdu d’un politicien homosexuel en 1876, Kimé, 1999
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Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a dernièrement publié La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).